Élisabeth Vonarburg, Les Rêves de la mer (Tyranaël -1) (SF)
Élisabeth Vonarburg
Les Rêves de la mer (Tyranaël -1)
Beauport, Alire, 1996, 363 p.
Les univers fictionnels d’Élisabeth Vonarburg sont peuplés de personnages riches et multidimensionnels qui relaient une profonde réflexion sur la vie et les rapports à la réalité. L’auteure a habitué son lectorat à des mondes romanesques solides et puissants, dont n’est pas absente une certaine démarche philosophique voire mystique. Dans des romans aussi importants que Le Silence de la cité (1981), Chroniques du Pays des Mères (1992) et Les Voyageurs malgré eux (1994), la réflexion n’est pas pesante mais elle s’impose progressivement ; l’écriture non plus n’est pas lourde et pourtant elle impose des récits extrêmement ciselés et ramifiés.
Les plus familiers de l’œuvre d’Élisabeth Vonarburg ouvriront avec une certaine fébrilité Les Rêves de la mer paru à l’automne 1996 aux toutes nouvelles éditions Alire. En effet, après avoir, dans Les Voyageurs malgré eux, semblé boucler la boucle amorcée plus de quinze ans auparavant et développée à travers plusieurs romans et nouvelles, l’auteure s’attaque à un nouveau et vaste univers nommé Tyranaël, à un cycle annoncé de cinq substantiels tomes. Si l’on en croit les dates d’écriture apparaissant à la dernière page du roman, Vonarburg porte quant à elle ce monde imaginaire depuis plus de trente ans !
Le roman est divisé en cinq parties qui représentent autant de temps forts dans la colonisation de la planète. Dans la première partie, on assiste aux prémisses du départ de la Terre, à l’arrivée sur une planète que les humains nommeront Virginia et à une terrible tragédie liée à sa Mer qui engloutit toute matière vivante. Dans la deuxième partie est relatée la première expérience mystique d’un Terrien sensible à quelque force occulte de la planète sinon à une démence provoquée par la Mer. La quatrième partie (je sais) occupe à elle seule le tiers du roman ; c’est le cœur de l’histoire des humains sur Virginia puisqu’on y suit Ti-Jean Tige Carigan (clin d’œil à la culture québécoise ?), fils de pauvres colons de la deuxième migration ; ce dernier, de méfaits en forfaits, finit par rencontrer Shandaar qui changera le cours de sa vie en lui apportant l’espoir et les moyens de présider aux destinées politiques d’un petit coin de Virginia. La cinquième partie constitue en fait une ouverture sur la suite du cycle avec l’entrée en scène de Simon chez qui les mystérieuses installations extraterrestres réveillent des pouvoirs de télépathe ; cela qui complète aussi le cycle des expériences initiatiques des humains sur Virginia et préfigure Le Jeu de la perfection (Tyranaël -2).
Rendre ainsi compte du roman, c’est ne s’attarder qu’à l’un de ses niveaux, en négligeant celui de la narratrice et de son histoire, qui font partie intégrante du récit. L’histoire, en effet, débute plusieurs années auparavant, au moment où les habitants de Tyranaël, planète où les facultés psi sont répandues et assumées, apprennent une terrible nouvelle : leur planète sera, à moyen terme, envahie par des « « Étrangers » qui leur ressemblent, mais qui risquent de ravager leur monde. Cette sombre perspective, c’est Eïlal qui en est la messagère, elle qui, comme plusieurs de ses semblables, a la grisante et terrible faculté de rêver et d’autres mondes futurs et parallèles. Le récit quant à lui s’amorce alors qu’Eïlal est déjà vieille et se rappelle l’époque où ses révélations ont changé la face de son monde et contraint son peuple à se soumettre à un mystérieux « Passage » recommandé par de non moins mystérieux « Ékelli » présidant à ses destinées. À travers le regard de la Rêveuse, on assiste à l’arrivée des premiers humains sur une planète rebaptisée Virginia en l’honneur du premier enfant à y naître et curieusement désertée par ses habitants disparus en emportant tout sauf les structures architecturales. Ce sont les rêves qu’elle a fait au cours de sa vie autour des Étrangers, et aussi sa propre vie alliant du refus désespéré à l’acceptation douloureuse que la narratrice Eïlal reconstruit dans son récit, dans le but, sans doute, de trouver la paix.
Si plus haut j’ai laissé en suspens la troisième partie, c’est qu’elle est singulière. Elle ne porte pas sur les Étrangers mais sur une Rêve tyranaëlien d’Eïlal. Les histoires des humains se présentent en écho avec la sienne, mais cette partie en particulier est centrée sur un autre sorte d’alter ego de la narratrice. Outre l’histoire d’Eïlal qui se poursuit ici aussi, on y retrouve celle d’Asselrod, un adolescent chez qui, comme chez trois jeunes Tyranao sur cent, on découvre des facultés extrasensorielles ; ce dernier, tout comme celle qui rêve de son histoire, passe du refus véhément à l’acceptation résignée.
Au-delà de sa structure, il est difficile de résumer ce récit à deux niveaux temporellement disjoints mais unis par une voix narrative commune. C’est la narratrice qui organise le récit, mais ce sont les événements que vivent les Étrangers qui le conditionnent. Le rapport est réciproque, chaque tranche du récit étant en fait une projection de la narratrice qui rêve ces événements. Les histoires sont enfilées les unes après les autres avec une telle communauté thématique qu’il subsiste de la lecture une sensation de continuité là où il n’y a pourtant que des fragments.
Au premier plan de ce récit à deux niveaux, la narration vient unifier des éléments épars, leur donner une cohérence rassurante mais provisoire, en insistant justement sur l’aspect construit de ce sens. Enchâssée dans le discours d’Eïlal et alternant avec l’histoire de cette dernière, on retrouve celle des premiers humains foulant le sol d’une nouvelle planète. Différents personnages s’imposent, mais le récit est hachuré, si bien qu’il ne recèle pas tant l’histoire de personnages précis qu’il évoque l’exploration collective d’une planète et le mystère redoutable de sa Mer. Au niveau initial de ce récit, situé sur Tyranaël, on retrouve une quête vers l’oubli qui se solde par une réconciliation avec le souvenir ; à l’autre niveau, dans le lieu rebaptisé Virginia, il s’agit plutôt d’une conspiration s’attachant à la surface du monde nouvellement conquis, que transcende progressivement une volonté individuelle d’aller au fond des choses. Le récit, amorcé par le drame ayant marqué la jeunesse d’Eïlal, s’achève au moment où l’histoire de Virginia sort de son enfance.
La Mer à elle seule figure comme un véritable personnage. Elle n’est pas menaçante, et c’est pourtant le premier danger dont les colons apprennent à se méfier après qu’elle ait englouti les leurs et causé le naufrage décisif de certains vaisseaux en bloquant l’influx électrique. C’est la périodicité de ses marées biennales qui bientôt rythme la vie des colons. La Mer guide les rêves d’un jeune garçon, d’un homme troublé et d’un vieillard habité par une soif de savoir, trois générations issues de la première vague de colonisation destinées à lui être sacrifiées. C’est face au paysage minéral d’où l’étendue bleue vient de refluer, qu’a lieu la grande réconciliation de la fin du roman. Et, à la limite, c’est parce que la narratrice Eïlal n’est pas rappelée à la Mer à la fin de sa vie que ce récit trouve le temps de nous parvenir.
On pourrait voir la position d’énonciation d’Eïlal comme une métaphore du travail d’auteure. Élisabeth Vonarburg évoquait cette dimension à l’émission Demain la veille (dimanche 13 octobre à la radio de Radio-Canada) où elle troquait exceptionnellement sa position de chroniqueuse régulière pour celle d’auteure. Cependant, par-delà cette interprétation plus évidente, on peut voir ce roman comme un questionnement constant de la notion de réalité présentée ici toujours déjà comme une reconstruction – par quelque voie que passe cette reconstruction. On peut aussi voir dans cette quête multifictionnelle un effort vers l’appropriation paradoxale du réel.
Avec ce cycle, Élisabeth Vonarburg coupe avec ses anciennes amours romanesques, mais la brisure apparente n’est en fait qu’un hiatus. On dirait (mais qu’en sait-on) que l’auteure a voulu contrebalancer l’effet de ses précédents romans et aussi l’omniprésence de sa narratrice en optant pour un récit où croisent beaucoup de personnages masculins ; cependant, plus que des personnages unidimensionnels, ce sont là les figures emblématiques d’un récit nécessairement sélectif. On retrouve dans ce roman comme ailleurs dans le corpus de l’auteure les mêmes préoccupations pour l’identité (celle qu’on se voit imposée et celle qu’on se construit) et le même rapport à une force qu’on pourrait nommer destin, contraignante certes, mais avec laquelle la maturité acquise permet de jouer. On y rencontre aussi certains des contes figurant dans le recueil pour la jeunesse Contes de Tyranaël (Québec/Amérique) dont la connaissance nourrit peut-être le plaisir de lecture, sans que leur méconnaissance alimente son déplaisir. Si l’on a lu Les Voyageurs malgré eux, on ne peut pas non plus ne pas faire le rapport entre les deux mystérieuses bleues qui ont cette même faculté d’annihiler la matière vivante ; on peut se demander si cette ressemblance sera fondée dans la suite du cycle ou si l’on constatera qu’elle est factice. On retrouve aussi une fascination pour les facultés extrasensorielles et les univers parallèles ; ces derniers, tout comme dans d’autres nouvelles de l’auteure (« L’Œil de la nuit », 1978, et « Les Yeux ouverts », 1986 et 1991) ne sont visités qu’en esprit.
Abstraction faite de ces récurrences, on est saisie dans ce roman par une manière Vonarburg de raconter, toute en ellipses et en fragments, qui possède une faculté redoutable de faire participer son lectorat en le conviant à colmater les brèches du récit. La première partie du roman constitue un passage difficile car on ne comprend pas les mécanismes qui président à l’élaboration du récit et parce qu’il faut se familiariser avec le niveau tyranaëlien de l’histoire. Mais l’histoire devient bientôt captivante car l’on se trouve constamment à mi-chemin entre la satiété et l’inassouvi. Cette stratégie perdure jusqu’à la fin, jusqu’à l’ultime moment où la narratrice s’avoue et nous avoue qu’elle n’est pas sûre, elle non plus, de la véracité de la réalité qu’elle décrit et qui a bouleversé sa vie.
J’ai peur des superlatifs, je n’ai pas tout lu le cycle, mais je dirais que c’est l’un des meilleurs romans de l’auteure. Je n’insiste pas non plus sur l’aspect « grand public » du roman. L’idée a circulé, je ne suis pas certaine qu’elle soit juste vu la complexité de la trame narrative, mais je pense qu’il faut faire confiance aux lecteurs et lectrices. Aussi je crois simplement que Les Rêves de la mer, et sa suite je l’espère, saura séduire tous ceux et celles qui aiment se faire raconter de belles histoires un peu tristes, à la fois crépusculaires et aurorales, si je puis dire. Le second tome est déjà paru, d’ailleurs, au moment où j’écris ces lignes, et il a été dévoré par vous-savez-qui – mais cela est une autre histoire…
Sylvie BÉRARD