Francine Pelletier, Nelle de Vilvèq (SF)
Francine Pelletier
Nelle de Vilvèq
Beauport, Alire, 1997, 273 p.
Sous une superbe couverture de Guy England, certainement la plus réussie que nous ait offerte à ce jour la jeune maison d’édition Alire, voici le premier tome d’une trilogie de science-fiction dont le titre global est Le Sable et l’Acier. Au risque de projeter sur l’ensemble du lectorat mes attentes personnelles, je dirais que ce « retour » de Francine Pelletier à l’écriture pour adultes était aussi attendue que souhaité. Car de nombreuses années ont passé depuis Le Temps des migrations, publié en 1987, premier et jusqu’à tout récemment unique livre de l’auteure destiné aux adultes. Et encore s’agissait-il d’un recueil de nouvelles (dont l’une, « La Petite Fille du silence » s’est méritée le Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois, à l’époque où ce prix était scindé en deux volets : livre et nouvelle). Depuis ce temps, Francine Pelletier a certes publié de nombreux romans pour adolescents – surtout dans la collection Jeunesse-Pop des éditions Médiaspaul – mais sans écarter du revers de la main cette inestimable production, les lecteurs adultes languissaient pour des œuvres un peu plus à leur niveau. D’autant plus que pendant toutes ces années, de trop rares nouvelles pour adultes nous laissaient entrevoir une diversité thématique plus grande et un registre de sensibilité plus large n’excluant ni la violence ni l’ironie cruelle.
Nelle et Vilvèq est un roman d’apprentissage racontant les premières années de la vie de Nelle, une petite fille pensionnée à « l’Institution », qui découvrira en même temps que nous la ville de Vilvèq, mystérieuse cité-enclave perdue au sein d’un désert infini, avec pour unique voie vers « l’ailleurs » un fleuve aux eaux corrosives auxquelles seule la coque du navire du Voyageur semble résister. Nelle, qui même enfant n’a jamais eu un caractère facile, devient une adolescente plus que rebelle. Elle n’a que faire de la destinée normale des enfants nés dans la Genète, c’est-à-dire l’adoption par un bourgeois ou une bourgeoise de la haute-ville. Nelle veut comprendre les mystères qui régissent le cours de l’existence à Vilvèq. Elle veut comprendre comment vivent les éfans, ces étranges créatures non-humaines qui travaillent dans la basse-ville. Elle veut savoir qui est le Voyageur, et d’où il ramène ses précieuses marchandises. Elle s’interroge : Vilvèq est-elle vraiment la seule et dernière ville ? Incapable de trouver réponse à ses questions dans la société stratifiée de la haute-ville, Nelle fuit l’Institution et se réfugie dans la basse-ville. Elle sera confrontée à la dure réalité des bas-fonds de Vilvèq, ce qui ne l’empêchera pas de se lier d’amitié avec Marte, une prostituée, Devon, un éfan, et même avec Ilario, le fameux Voyageur, le seul qui pourra – peut-être – lever un peu le voile de mystère qui règne sur Vilvèq. Nelle découvrira, hélas, que chaque réponse entraîne à son tour son cortège de questions…
Et c’est en effet avec beaucoup de questions en tête que l’on referme ce premier tome de la série Le Sable et l’Acier. Une des questions incontournables que l’on pose en entrevue aux auteurs qui, comme Francine Pelletier, partagent leur production entre l’écriture pour adultes et celle pour jeunes, est « Quelle est la différence entre les deux approches ? » La lecture de Nelle de Vilvèq peut apporter quelques éléments de réponse. Car, à première vue, ce roman ne se distingue d’une œuvre pour jeunes ni par sa trame narrative – le roman d’apprentissage est endémique dans la littérature jeunesse – ni par son écriture – précise et claire, telle une vitre propre dont la fonction n’est pas d’attirer l’attention sur elle-même mais de permettre de distinguer le plus clairement possible ce qui se déroule de l’autre côté. Non, ce qui distingue ici le travail de l’écrivaine pour adultes, c’est la sévérité du regard et le refus des explications faciles.
Sévérité du regard, tout d’abord, face aux agissements de la jeune héroïne, Nelle. Le roman pour jeunes est souvent – et c’est compréhensible – complaisant envers les jeunes protagonistes ; à moins qu’il ne tombe dans l’excès inverse, qu’il dénonce un travers – drogue, prostitution – avec le risque de tomber dans le pamphlet moralisateur. Rien de tout cela ici. Nelle relate ses aventures sans fard, sans épanchement mièvre, presque avec détachement. Refus de l’explication, ensuite. Francine Pelletier se permet une densité de mystère qui serait sans doute inapproprié dans un roman pour les jeunes. Certes, l’univers mis en scène a été construit autour des tropes assez classiques en science-fiction, employés entre autres dans Le Silence de la cité d’Élisabeth Vonarburg. Nelle vit dans un monde post-catastrophe où malgré quelques manifestations de technologie futuriste, dont le fonctionnement est la plupart du temps mal compris de la narratrice, se déploie une société qui dans sa lutte pour la survie s’est vue contrainte d’adopter des mécanismes sociaux rigides. Nelle, plus sévère, parlerait certainement de société sclérosée mais, comme il a été dit, notre narratrice n’est peut-être pas d’une fiabilité absolue – elle est certainement injuste et bornée à l’occasion ! Le lecteur, ou enfin ce lecteur-ci, voudrait en savoir plus avant de condamner quiconque. Ce qui nous amène à un des charmes ou des irritants de ce premier volet de la série : pour l’instant, on voit la situation, mais on ne connaît presque rien des causes. Qu’est-ce qui a entraîné la désertification totale de la planète ? Pourquoi les eaux du fleuve sont-elles corrosives ? Les éfans sont des animaux modifiés génétiquement, mais ne sont-ils vraiment que des bêtes de somme ? Les enfants naissent dans des matrices artificielles : s’agissait-il d’une évolution « normale » de l’humanité précédant la catastrophe, ou bien d’une nécessité récente ?
Parfois, on croit comprendre, mais l’absence de toute confirmation laisse nos questions en suspens. Par exemple, la parenté entre Vilvèq et Québec (le fleuve, les haute et basse villes, la similitude du nom) n’est-elle qu’un clin d’œil de l’auteure à une ville qu’elle connaît, ou doit-on déduire que dans le roman Vilvèq est une incarnation futuriste de notre capitale ?
Bref, toute appréciation définitive de ce projet littéraire, le plus ambitieux de Francine Pelletier à ce jour, devra attendre la parution des deux prochains tomes, que l’on nous promet pour très bientôt. J’ai bien hâte de les lire, qu’on y trouve ou non réponse à mes questions, ce qui est le seul commentaire qui importe vraiment, n’est-ce pas ?
Joël CHAMPETIER