Claude Boisvert, Tranches de néant (Fa)
Un fantastique traversé de spiritualité…
Claude Boisvert est né à Amos, en Abitibi. Il a publié son premier recueil de nouvelles, Parendoxe, aux éditions Asticou, en 1978. Tranches de néant, paru au Biocreux, est son second recueil de nouvelles fantastiques. Ces quatorze récits présentent, à prime abord, autant d’univers différents. À l’analyse, on se rend compte que l’auteur aborde le monde des illusionnistes, le subconscient ou l’univers mental de certains personnages et la fable historique ou symbolique.
Mais avant tout, ce livre est habité par un sentiment religieux, ce qui n’est pas vraiment surprenant dans la littérature fantastique car les forces maléfiques et obscures s y déchaînent. Ce qui l’est plus, c’est que Boisvert nomme ces forces: Dieu ou encore le Diable, ce qui revient au même et renvoie à la même théorie judéo-chrétienne qui influence notre éducation religieuse. Deux nouvelles mettent d’ailleurs en scène cet Être Supérieur. « Tel est pris qui croyait prendre » réécrit la Création en subvertissant la version connue. Dans « Le Prophète », Boisvert part de l’histoire de Jésus de Nazareth et par une pirouette verbale, explique l’abandon du Christ par ses disciples et ses supporteurs.
Toutefois, ces sujets d’inspiration religieuse ne doivent pas laisser croire que tout le recueil s’alimente à ces sources et poursuit une oeuvre d’évangélisation. Au contraire, Boisvert tente de désamorcer le sacré de ces deux nouvelles en pratiquant un humour léger mais assez gauche, surtout dans le cas de la deuxième. La finale est à l’image de ces jeux de mots gratuits qui tombent à plat: « Il n’était plus maintenant un seul individu un tant soit peu capable de prêter l’oreille (en cette ère reculée, on prêtait vraiment n’importe quoi) » Bref, Boisvert n’est pas dans son élément quand il s’essaie à l’humour. On comprend qu’il ait utilisé ce ton pour prendre ses distances avec une quelconque littérature néo-catholique, mais le résultat est très décevant et tourne à la facilité.
Mais il est à son mieux quand il joue avec l’illusion ou quand il met en scène des forces maléfiques comme le Diable ou cette Mélinda, une Satan femelle. Dans certaines nouvelles, l’illusion se donne pour la réalité avec une telle conviction qu’elle en devient réelle. Dans la nouvelle qui ouvre le recueil, « Londres comme si vous y étiez », l’illusion repose sur les mots d’une chanson populaire. Ils constituent le mot de passe pour entrer dans Londres de façon magique, en traversant simplement un mur Les paroles de la chanson, « Y’a toujours un côté du mur à Lon-on-dres », fondent la réalité et de ce fait, constituent un hommage à la puissance d’évocation du mot.
En un sens, cette nouvelle explique le fonctionnement du recueil, de la littérature fantastique et même, de la littérature en général. Le mot est l’élément-clef de l’illusion comme il est la raison d’être de la littérature. Voilà pourquoi il est encore plus difficile de réussir un film fantastique que de réussir un récit: le support devient l’image et ce langage plus explicite que le mot trahit souvent l’illusion et sent l’artifice.
En nous présentant ces histoires, Claude Boisvert parie sur le pouvoir évocateur des mots. Si vous vous laissez prendre à ces récits et ne réussissez à découvrir une faille, pourquoi l’aventure de ces personnages ne serait-elle pas possible et vraisemblable? Ces personnages sont, en fait, dans la même position que le lecteur. Pour réussir à enfermer ce dernier dans un tel piège, il faut que la structure et la logique de chaque nouvelle soient sans faille et inattaquable. Ce n’est pas le cas de toutes les nouvelles de Boisvert.
Si la première est une réussite, une illustration qui nous aide à démonter le mécanisme de l’illusion et un hommage à la puissance du mot, la deuxième s’enferme dans les dédales d’un raisonnement compliqué Le personnage principal, le genre de type dont on dit qu’il a des idées de fou, se prend en quelque sorte pour Dieu (tiens, une autre incarnation fugitive du religieux). En énonçant une théorie fumeuse sur l’existence humaine, il réussit à subjuguer ses victimes et à les convaincre de son importance. Tout repose sur le raisonnement suivant: l’être humain existe en autant que quelqu’un pense à lui ou le voit. Les solitaires et les ratés deviennent donc des proies faciles pour cet espèce d’imposteur sous la coupe duquel tombe le narrateur, un être minable qui vit dans l’angoisse de disparaître. Il suffirait que son « dieu créateur » chasse sa pensée de son esprit.
Cette conception de l’existence n’est-elle pas le fondement même des religions? La justification d’un Être Supérieur? Boisvert dénonce cette forme d’esclavage métaphysique, comme l’indique son titre, « Vis donc, esclave ! ». La faiblesse de la nouvelle est due à une hypothèse fragile, à une analyse existentielle inutilement boursouflée et à certaines répétitions.
Dans « Diable », l’auteur reprend le vieux mythe de Faust, ce personnage de Goethe qui vendit son âme au diable. Ici, Boisvert constate la dévaluation des valeurs spirituelles dans le monde d’aujourd’hui. Le diable offre à Gontrand de lui vendre non pas son âme mais sa peau, en échange de la réalisation de trois voeux: l’amour, l’argent et la puissance. D’inspiration classique, cette nouvelle n’en demeure pas moins très moderne dans son sujet et constitue une belle réussite.
Dans « La Fresque », l’auteur explore le thème de l’art. Monsieur Briand a investi tout son vécu personnel dans la peinture d’une toile. Il y projette surtout sa désillusion face à l’humanité, à la laideur de la ville et sa déception amoureuse avec Mélinda. Pour se venger de cette femme belle et sublime, mais cruelle, il la peindra sans altérer ses traits tout en faisant ressortir sa perversité. La fresque sera qualifiée de chef d’oeuvre mais le message et le sentiment (surtout) qu’a voulu y mettre le peintre ne seront pas perçus. L’oeuvre d’art est à l’origine du malentendu et elle trahit les intentions de l’artiste. Dès qu’elle est terminée, l’artiste n’a déjà plus aucune prise sur elle et la toile vit de sa propre vie. Et comment. Même si la chute de la nouvelle est prévisible, Boisvert a réussi un beau texte sur la signification de l’art.
D’ailleurs, une chute prévisible n’est pas nécessairement un handicap, sauf quand elle annoncée par une maladresse de style comme c’est le cas dans « Tranches de néant ». Quelques lignes avant le « punch », l’auteur rappelle malencontreusement: « L’atroce colonne noire trônait toujours à l’arrière-plan, servant de décor exceptionnel à cette querelle de ménage ».
C’est ce qui s’appelle saboter un effet car le lecteur commençait à oublier la présence de la colonne de néant.
Enfin, quelques nouvelles présentent une allégorie sur la vie. L’une d’elle, intitulée « L’Escalier », comme la nouvelle d’Esther Rochon parue dans le n˚ 89 de la NBJ, exploite le même thème, mais avec moins de brio. Alors qu’Esther Rochon nourrit l’ascension de son héroïne de plusieurs images de son vécu, le personnage de Boisvert gravit mécaniquement les marches une à une sans qu’on puisse y lire les événements de son existence. Toute cette nouvelle est pensée en fonction de la finale, de sorte qu’elle devient une réflexion un peu abstraite sur le sens de la vie, ponctuée par la mort. La nouvelle d’Esther Rochon était plus sensible et émouvante parce que moins métaphysique.
Cette répétition routinière des mêmes gestes et la monotonie du temps dominent la nouvelle « Cercle vicieux ». Obsédé par un absolu qu’il cherche à atteindre. Gérald entraîne son ami Jacques dans une folle aventure qui, en définitive, apparaît encore moins satisfaisante que le réel et la banalité quotidienne.
Dans l’ensemble, Tranches de néant est un recueil intéressant et facile de lecture. Ces diverses existences qui traversent le livre de Boisvert démontrent que l’homme est bien peu de choses, que ce n’est pas lui qui dirige son destin. Ces expériences se soldent, pour la plupart d’entre elles, par la mort, ce terme inéluctable. Le ton de ce recueil n’est pas pour autant morbide ou désespéré. C’est plutôt la manière de faire de Claude Boisvert, qui pratique un fantastique spiritualiste en s’attardant surtout à des valeurs comme l’art, la religion, la beauté, l’âme. Cette quête de la spiritualité qui s’organise en réaction à la vacuité de l’existence annoncerait-elle un retour du sacré en littérature? En tout cas, il me semble qu’il y a longtemps que Dieu n’a été aussi présent dans une oeuvre québécoise.
Claude Boisvert
Tranches de néant
Montréal, Le Biocreux, 1980, 149 p.
Claude JANELLE