Élisabeth Vonarburg, L’Oeil de la nuit (SF)
L’Oeil de la nuit d’Élisabeth Vonarburg regroupe six nouvelles inédites, sauf la première qui donne d’ailleurs son titre au recueil. Cette nouvelle, on s’en souviendra, avait remporté le Prix Dagon 1978 mais selon l’éditeur, elle a été remaniée. Je l’avais lue à ce moment-là et je 1 ai relue dans sa nouvelle version mais je n’ai pas comparé mot à mot les deux textes. Il y a peut-être eu un travail d’écriture mais en ce qui concerne l’imaginaire, il ne me semble pas y avoir de changement.
L’auteur met en scène un Rêveur qui a accès à des univers semblables à celui dans lequel il vit. Par le rêve, Réal vit des tranches du futur ou du passé sans savoir s’il s’agit de sa propre planète. Le plus souvent, il rêve aux Shipsha, un peuple de mutants qui éprouve toutes sortes de difficultés à s’adapter à son nouvel environnement jusqu’au jour où il se rend compte que la planète sur laquelle survivent les Shipsha est la sienne. Le rêve rattrape le quotidien de Réal alors que le vaisseau des Shipsha se pose délicatement sur la plaine devant Réal.
Dans un de ses rêves, Réal avait vu ce même vaisseau s’écraser sur le sol. C’est donc dire que le Rêveur peut modifier le déroulement des événements. Dans cette société, le Rêveur a une fonction sociale bien définie: ses rêves permettent aux scientifiques de faire des recoupements avec certains événements du passé et de tenter de tirer des conclusions sur l’avenir de la planète. Ce don de visionnaire, Réal accepte difficilement parce qu’il a l’impression d’être un voyeur, un spectateur passif qui ne peut rien faire pour venir en aide à ceux qu’il voit souffrir. Il se réconcilie finalement avec son rôle quand il voit que le vaisseau se pose en douceur au lieu de s’abîmer sur le sol.
Cette nouvelle est en fait une interrogation sur le rôle de l’artiste dans la société, particulièrement l’écrivain. Les rêves de Réal correspondent aux oeuvres de l’écrivain qui voit le lieu dans lequel il vit sous un angle neuf ou d’une façon visionnaire. Pour Élisabeth, l’écrivain ne doit pas se contenter de montrer; il doit aussi s’engager dans l’espoir de changer le monde comme Réal a réussi à modifier le destin tragique des Shipsha. L’Oeil de la nuit est une invitation à l’engagement social chez les artistes dont la mission est d’interpréter le monde dans lequel ils vivent. Cette nouvelle, où alternent les rêves de Réal et son quotidien, est intéressante et bien maîtrisée. Cependant, elle ne renouvelle pas vraiment la science-fiction. Elle aurait pu avoir été écrite par un homme et aucun mot n’aurait été différent.
Mais on ne peut pas en dire autant de la dernière nouvelle, « Eon », et c’est pour cela qu’elle me séduit particulièrement et constitue, à mon avis, la meilleure nouvelle du recueil. J’attendais en effet d’Élisabeth qu’elle projette ses préoccupations de femme dans son écriture, qu’elle investisse son récit de sa propre nature. Elle le fait admirablement bien dans cette nouvelle qui se veut un hymne à l’élément féminin de la nature, mais encore plus à la symbiose de la masculinité et de la féminité.
Je n’ai pas lu suffisamment de récits de science-fiction pour affirmer qu’il s’agit d’une trouvaille à laquelle personne n’avait encore jamais pensé. Mais l’idée de faire du vaisseau un animal de l’espace, et surtout un animal femelle, m’apparaît magistrale. Ce vaisseau abrite six individus mâles et leur lignée respective qui se reproduisent par clonage. Cette méthode de reproduction a été retenue parce qu’il n’y a aucune femme dans le vaisseau. Le concept de femme est d’ailleurs tabou puisque ces individus sont conditionnés très jeunes à oublier que leur race compte deux sexes. Tout ce qui a une connotation féminine est rayé de leur vocabulaire. Ainsi, on dit le Vaisseau et non la Nef, même si ces deux termes sont synonymes puisque l’un veut dire que l’animal est un mâle tandis que l’autre signifie que l’animal est une femelle.
Le Vaisseau est surveillé par un ordinateur que surveillent à tour de rôle les membres de l’équipage. Chaque lignée compte trois représentants au maximum: le Prime, le Di et le Tri. Prenons Ourée et sa lignée: il y a toujours un Ouré, un DiOuré et un TriOuré. Quand l’aîné disparaît, les deux autres changent de nom et apparaît un nouveau TriOuré (Au fait, pourquoi ne pas avoir utilisé Bi plutôt que Di, puisque l’auteur emploie Tri? Ne dit-on pas bilingue et trilingue?). Le dernier représentant de la lignée devient ensuite un Hybride et amorce une nouvelle lignée.
Le personnage principal, Hilsh, est précisément un Nouveau. Il amorce une nouvelle lignée. Il ne ressemble à personne puisqu’il est le premier maillon d’une chaîne génétique et il n’a encore aucun clone qui pourrait lui tenir lieu de fils. Aussi, Hilsh se sent un peu étranger au groupe et différent des autres, même si Ouré lui fait cadeau de son amitié.
Parce qu’il est différent, il voit les choses d’un autre oeil et il a une conscience plus aigüe de sa personnalité. Il est plus curieux de nature, ce qui l’amène à s’interroger sur certains événements. Pourquoi certains embryons sont-ils considérés impropres à la reproduction? Hilsh finit par découvrir que tout ce qui est féminin est rejeté et que la Nef se révolte contre cette discrimination. Elle commence par bousiller le fonctionnement « sexiste » de l’ordinateur, puis elle incite les membres de l’équipage à se fondre en elle. Hilsh résiste et il est même prêt à programmer la destruction de la Nef quand il s’aperçoit que la bête a besoin des modules pour survivre, autant qu’il a besoin de la surface de protection de l’animal pour espérer mener sa mission jusqu’au bout.
Il réintègre donc la femelle.
Cette nouvelle véhicule des mythes aussi anciens que l’existence de l’homme et de la femme. Ce qui est admirable, c’est que la Nef, qui pourrait prendre l’allure d’un Ogre ou d’une Furie castratrice, n’utilise jamais la violence pour convaincre Hilsh de sa bonne foi. Son parti-pris de non-violence contribue à réhabiliter l’apport essentiel de la partie féminine en toute chose. L’auteur utilise le langage comme point de départ à cette réflexion métaphysique. Seule la scène au cours de laquelle la Nef tente de s’emparer de l’esprit de Hilsh suscite la confusion et passe mal la rampe. La nouvelle intitulée « Le Nœud » s’apparente grandement à celle qui a pour titre « Le Pont du froid ». De fait, il s’agit d’une variation sur le même thème. Il me semble d’ailleurs, qu’il aurait été préférable de placer « Le Nœud » avant l’autre. Elle est moins compliquée et sert en quelque sorte d’introduction. Même si certains détails sont répétés inutilement dans les deux nouvelles, elles n’en ont pas moins leur vie propre. Dans l’une et l’autre, l’auteur explore le thème des univers parallèles mais « Le Nœud » renverse la proposition de la première nouvelle. En effet, l’héroïne, après plusieurs voyages, revient à son point de départ où elle se rend compte qu’elle existe. Elle ne s’est pas trouvée ailleurs, ce qui laisse croire qu’à force de chercher son identité, on risque de la perdre.
Au contraire, dans « Le Pont du froid », Kathryn Rhymer rencontre toujours son double dans les autres univers alors qu’elle aspire à ne trouver que le vide. Pour elle, être unique au monde, sans double, c’est être Dieu. Aussi n’a-t-elle de cesse de trouver un univers où son double ne sera pas. Mais la fin de cette nouvelle demeure ambiguë. Laquelle des deux femmes est l’originale ? Laquelle n’est qu’un avatar ? Sans que je sache exactement pourquoi, il me semble qu’il y a une incohérence, une faille dans le raisonnement de l’auteur, à la fin de la nouvelle. Ces deux nouvelles qui illustrent une quête d’identité, qui transposent le voyage en un exercice de yoga cosmique, servent de repoussoir l’une à l’autre sans qu’on sache où se trouve la vérité.
J’avoue que je ne sais trop quoi penser à propos de « Janus ». Élisabeth utilise le mythe du dieu latin Janus, qui avait deux visages d’homme, et en fait une statue avec un visage d’homme et de femme. Cette statue est pour ainsi dire la réplique d’Éric et de Galthéa, deux êtres inséparables. À la fin, Janus n’a plus qu’un visage, celui d’Éric. Est-ce que cette nouvelle dénonce le sort fait aux femmes? Galthéa a été tuée dans un attentat. Éric, le sculpteur, cherche à créer une nouvelle femme, une nouvelle compagne qui, une fois terminée, le quitte.
Cette nouvelle baroque est une interrogation sur l’oeuvre d’art, sur sa liberté et son indépendance face à son créateur. Les sculptures d’Éric sont autonomes et peuvent survivre à l’artiste qui les a conçues tandis que celles d’Angkaar sont éphémères et ne survivent pas à leur créateur. Ces deux conceptions de l’art qui s’affrontent constituent aussi une représentation du monde dans lequel ces deux artistes vivent.
Les Eschatoi, par l’intermédiaire d’Angkaar, parient sur la destruction et la mort et refusent de procréer. Éric appartient aux forces de la vie et de l’espoir. Il ne se laisse pas abattre.
Enfin, la sixième nouvelle, « Gehenne », est le fruit d’une première incursion d’Élisabeth dans l’univers fantastique. Il y a peu à dire de cette histoire de pierre maléfique qui se sert de l’héroïne comme instrument de séduction ou d’appât pour bouffer du chrétien. Ce récit, qui n’a pas d’autre prétention que de distraire le lecteur, tient en une anecdote fort simple et n’évoque aucun message. Cependant, cette nouvelle en dit peut-être plus long sur la personnalité d’Élisabeth que les nouvelles de SF. L’humour, qui était absent dans tous les autres récits, pointe le nez dans cette nouvelle et me semble mieux traduire la véritable nature de l’auteur. Je pense aussi à certains comportements d’Anne.
Une attitude m’a cependant frappé tout au long de ce livre, au point d en ressentir un agacement. C’est inouï le nombre de fois que les personnages haussent les épaules dans toutes les nouvelles, au point de croire qu’il s’agit d’un tic nerveux. L’auteur peut le prendre avec un haussement d’épaules, si ça lui chante.
Cela n’enlève pas à L’Oeil de la nuit toute sa richesse et sa beauté. Élisabeth Vonarburg a réussi à traduire dans son recueil ses préoccupations féminines et à les insérer dans une oeuvre de fiction sans le faire au détriment de l’intrigue. Il est stimulant de voir un auteur féminin donner sa vision du monde futur alors que ces projections sont surtout le fruit d’esprits masculins. Il ne suffit pas pour cela de mettre en scène des héroïnes plutôt qu’un héros. Élisabeth l’a compris, ce qui fait que son oeuvre n’est pas une simple transposition féminine des constructions masculines. Une très belle réussite littéraire.
Élisabeth Vonarburg
L’Oeil de la nuit
Longueuil, Le Préambule (Chroniques du futur, No.1), 1980, 205 p.
Claude JANELLE