Louis-Philippe Hébert, La Manufacture de machines (SF)
Louis-Philippe Hébert
La Manufacture de machines
Montréal, Quinze, 1977
Je vous avouerai une certaine gêne, peut-être même une gêne certaine à commenter ce volume de Louis-Philippe Hébert. Louis-Philippe est un ami proche, mais heureusement son contact m’a appris à lui donner toute la marge de manœuvre qu’il désirait tout en me gardant une distance critique efficace par rapport à cet excentrique.
Je tâcherai donc, sans prétendre à l’objectivité, de vous communiquer les justes impressions qui m’ont conduit à considérer La Manufacture de machines comme un des meilleurs, sinon le meilleur ouvrage québécois de SF que j’aie lu.
Sa démarche suit un peu celle du nouveau roman tout en gardant une sérénité bien particulière à la SF. Et une écriture sans pareille. Rarement trouvera-t-on chez les auteurs d’anticipation une telle richesse de mots, une telle minutie dans la description en évitant heureusement une surcharge de verbiage propre à vous torturer inutilement les méninges.
De protagoniste point, l’action est centrée autour d’un village québécois sans doute, mais d’un autre univers, à tout le moins d’un autre temps. Après une entrée en matière (le discours d’utilité) digne de Dick lui-même, la visite guidée commence. Vous visiterez le cimetière bien particulier où les usagers bénéficient d’un spectacle continuel et absolument inusité ; vous admirerez la manufacture de machines ; ses réalisations, ses échecs vous étonneront ; un robot bien particulier, un trapèze mortel, chacun si bien décrit que vous vous les imaginerez sans peine. Une gare, un train évidemment, sauf qu’il ne prend pas de passagers. Vous serez bien sûr les hôtes de l’Hôtel, mais ne quittez pas votre chambre la nuit venue, contentez-vous d’admirer son architecture unique et de regarder la danse des rats. Quant aux Cogneurs… d’où viennent-ils ? Que veulent-ils ? Nul ne le sait, nul d’ailleurs ne les a jamais vus. Mais les gardiens de nuit veillent et sans doute leur tâche n’est-elle pas trop lourde, car leur activité cérébrale semble les accaparer de belle façon. Quant aux chômeurs, ne comptez pas trouver de l’emploi sur le vaisseau… tous les postes sont comblés et la liste d’attente est longue pour un travail si futile semble-t-il, si exigeant.
Mais la pièce de résistance est, à mon avis, la suite « Robot I-II-III ». Chacune avec son développement propre progressif. Louis-Philippe saura infiniment mieux que moi vous le décrire, sa mécanique apparente, sa vision du monde et surtout son rôle inattendu.
Je terminerai, en soulignant que La Manufacture de machines vient d’être sélectionné par la maison Laffont ; reste une dispute de collection à savoir s’il sera ou non publié dans la collection Ailleurs et Demain. Quoiqu’il en soit, au Québec vient de se révéler un auteur de SF comme on en attendait depuis longtemps. À lire, sans faute.
Martin FOURNIER
Le symbolisme, courant littéraire du dix-neuvième siècle, devait naturellement nous conduire à la science-fiction au vingtième siècle. La pensée symboliste privilégie chez un objet une signification à l’intérieur d’un champ multiple de significations. De là à créer des objets qui n’ont résolument qu’une seule signification assurée par leur mise en marche, il n’y avait qu’un pas : la machine est un objet qui se signifie lui-même grâce à son moteur (c’est l’outil qui a vaincu l’inertie). Voilà pourquoi l’homme ressent un profond sentiment d’absurde lorsqu’une panne se produit, et je crois que la panne de voiture est la plus manifeste à cet égard : l’automobile a soudainement perdu sa signification (il est indicatif que le nom de la machine contienne son sens).
À ce moment-là, l’automobile n’est plus « auto-mobile ». Elle n’est pas qu’en panne, elle est en panne de signification. D’où l’alternative : réparer la panne, c’est-à-dire redonner à la machine le mouvement par lequel elle se signifie ; ou bien, s’attaquant au problème par un autre front, resignifier l’objet inerte : d’où les autobus transformés en maison ou en restaurant léger les voitures-sculptures (préalablement accidentées), etc. En agissant ainsi on élargit pour cet objet qui a perdu son « mécanisme » de défense, le nombre de significations possibles ; cette torture imposée d’une matière organisée relève de l’assassinat et provoque, sauf chez certains excessifs en mal de revanche, un malaise troublant. Un malaise semblable à celui qu’inspire la vue d’un cadavre.
Le monstre de Frankenstein est l’homme-machine par excellence, que vient prendre par la taille, pour une photographie de famille, l’homme, bionique, et à qui la femme bionique donne un baiser langoureux. Tous trois ne peuvent que courir à leur propre destruction : monstres à leurs yeux, mêmes.
Sans doute est-ce le sentiment de toute machine. Pour se convaincre du contraire il faudrait que la machine puisse s’inventer elle-même, car elle ignore que cette prétention est le plus grand « bluff » de l’homme.
Une machine qui ne s’userait pas serait une machine dont toutes les composantes se tiennent à distance l’une de l’autre, ne se touchant qu’occasionnellement : c’est aussi la fin de tout fonctionnement, donc de toute signification. Une telle machine, idéale si elle fonctionnait, pourrait se signifier elle-même d’une manière illimitée (l’ordinateur « amoureux » de 2001 Odyssée de l’espace) ; elle échapperait à l’homme tout en se posant la question fondamentale : suis-je un homme ? Malgré ses souvenirs de parenté avec certains principes de base (le levier, la transformation de l’énergie cinétique en énergie mécanique, etc.), l’effet de distance intérieure l’emporterait. Toutes pensées divergentes constituent alors une défectuosité mécanique, et vice-versa.
C’est pourquoi, une fois « ajustée », la machine perd conscience d’elle-même (de la même façon, l’homme parfaitement ajusté, à son rôle social perd conscience de lui-même). C’est pourquoi, aussi, cette machine est une machine anti-gravitationnelle, pour elle-même en premier lieu (déjà scisionnée en deux parties : une oblongue et une cubique) et pour les menus objets qui l’approchent (le chapeau « posé » sur sa tête). Cette machine provoque le rire et la curiosité. Elle est antigravitationnelle parce qu’elle ne tolère aucun garde-fou « interne », même pas la gravité. Et elle retire ses garde-fous à la matrice qui l’a créée ; « La Manufacture elle-même est instable, mal retenue à la terre par des tendeurs, et il est à craindre qu’un jour elle ne nous quitte par le haut ». Dans le même ordre d’idée un extracteur de jus pense. Un œuf mécanique offrant autant de significations que tous ses membres réunis, peut avaler un village entier. C’est le mythe de la machine gourmande.
Avis aux touristes.
Louis-Philippe HÉBERT