Michel Bélil, Déménagement (Fa)
Le Fantastique tapi dans le quotidien
Le 6 mars dernier, une nouvelle maison d’édition voyait le jour à Québec. Les éditions Chasse-Galerie, administrées par Michel Bélil, ont en effet produit leur premier livre : Déménagement, de Michel Bélil. L’éditeur-auteur est intéressé à publier des manuscrits d’une centaine de pages, soit en science-fiction, soit en fantastique. Le recueil de 24 contes fantastiques de Michel compte 76 pages et il est illustré par des dessins de Pierre Djada Lacroix, bien connu dans le milieu. Il représente un exemple typique de ce que le nouvel éditeur désire produire à raison d’un ou deux titres par année.
Ce qui frappe d’abord dans ce petit livre, c’est la qualité du travail d’édition, compte tenu des ressources financières limitées de l’auteur-éditeur et de son peu d’expérience dans ce domaine. Il a réussi là un ouvrage de qualité professionnelle qui n’a rien à envier aux plus grosses maisons d’édition au Québec. Pour tout dire, je n’ai relevé qu’une coquille dans le texte, à la page 50, ce qui constitue en soi un indice assez révélateur de la qualité de la présentation de cette oeuvre dense et diversifiée
Avant d’aborder le contenu proprement dit, je tiens à faire une mise au point. Je connais bien Michel Bélil et, comme il le dit dans la dédicace, je suis un de ses premiers lecteurs. Bien plus, Michel est un ami de longue date, ce qui pourrait laisser croire que ma critique sera forcément élogieuse. À ceux qui seraient tentés de faire une telle déduction, j’opposerai un autre raisonnement aussi simpliste. Puisque Michel est associé à la revue imagine… en tant que membre du comité de rédaction et fait partie du camp adverse (il est bien entendu que deux revues concurrentes ne peuvent, dans l’esprit de plusieurs, coexister en paix), son livre est forcément mauvais. Je renvoie dos à dos ces esprits chagrins et j’en conclus donc que les effets contradictoires s’annulent et que je ne risque pas d’être en conflit d’intérêt. Voilà pour la mise en garde et l’objectivité.
Dans Déménagement, Michel Bélil s’attaque à un genre difficile, la très courte nouvelle. C’est en quelque sorte la méthode du petit point. Il faut une économie de moyens remarquable pour que le récit soit réussi. En quelques lignes, le décor doit être installé, l’atmosphère suggérée. Michel Bélil pratique un fantastique quotidien, qui puise ses sources dans la banalité de l’existence. Du réalisme le plus anodin, l’oeuvre bascule soudain dans le fantastique pur ou s’arrête à mi-chemin dans l’insolite. C’est qu’il se produit alors un glissement dans le sens du mot utilisé innocemment ou à dessein. C’est ce que l’auteur entend par « déménagement » du connu vers l’inconnu.
L’exemple le plus frappant de ce glissement de sens est fourni dans le premier conte « Le Cocktail », un des deux seuls contes qui ne sont pas inédits puisqu’ils ont paru dans le numéro spécial de la NBJ consacré au fantastique. Tout repose sur la signification multiple de « feux follets » et fait appel à une connaissance sommaire du fantastique pratiqué au XIXe siècle. C’est néanmoins l’une des rares allusions à ce passé littéraire, puisque l’auteur ne met pas en scène des loups-garous, des jeteux de sorts, des farfadets ou, comme Claude Boisvert, le diable et ses suppôts. Au contraire, Michel Bélil cherche à inscrire son fantastique dans le temps présent, voire même dans l’actualité.
Un conte comme « La Folie des grandes personnes » rend compte de la conscience sociale de l’écrivain pour qui le fantastique se tapit dans la réalité de tous les jours. Pour lui, le fantastique n’est pas le fruit d’une imagination coupée du réel et vivant en vase clos, mais le résidu d’une réalité qui n’est pas toujours rationnelle. Ce conte, donc, est inspiré du génocide cambodgien et du drame de ces familles de réfugiés séparés par l’exil ou la mort. L’auteur y dénonce l’absurdité de la guerre comme il dénonce ailleurs, dans « Les Rideaux », l’intolérance des hommes. Le vieu Eugène raconte une histoire de rideaux qu’il lui a fallu virer de bout en bout pour pouvoir les fermer. Pour avoir dit les choses telles qu’il les voyait, il est éliminé par le groupe qui ne voit pas les choses de la même façon. Ce marginal est pourtant le seul qui ait vu les choses sous leur véritable apparence. Toute vérité n’est pas bonne à dire, semble-t-il. Comme dans la chanson de Guy Béart « Le poète a dit la vérité, il doit être exécuté. »
Cette même conscience sociale est très forte dans « Amputation » alors que le jeune Marco, malade depuis des mois, se sacrifie pour sauver la ville menacée de gangrène. Mais le plus souvent, Michel s’attache au destin individuel de ses personnages plutôt qu’au destin collectif de la société dans laquelle ils vivent. Est-ce parce que l’acte d’écriture est en soi un travail solitaire et férocement individualiste ? En tout cas l’écrivain crée plusieurs personnages d’écrivain, prolifique ou raté.
Dans « Le Nouveau Territoire », le personnage principal, vendeur de timbres de métier et écrivain dilettante, explore l’univers de l’écriture et débouche par la pensée dans une société parallèle, la civilisation Zyxxah. L’écrivain est enlevé par des chasseurs de prime, ce qui tend à prouver l’importance de sa découverte. Cette nouvelle fait de l’écrivain un être doté de dons spéciaux, un être capable de s’abstraire de son monde. Elle reconnaît l’importance de son rôle d explorateur.
Dans « Marius Tremblay, écrivain prolifique », Michel Bélil utilise un thème similaire qui vise à démontrer la puissance formidable de l’écriture et des mots Marius Tremblay réussit l’oeuvre ultime: s’intégrer à la personnalité de son double grâce au pouvoir qu’ont les mots de recréer la réalité ou, tout simplement, de la créer. Dans « Bruno Bruneau, conférencier invité », le personnage lit un texte qu’il a composé. Les images de style de son écriture prennent forme dans la réalité et le conférencier est happé par le mouvement de ses mots, il est dépassé par les événements qu’il a mis en branle. Mais le texte peut être lu aussi comme un compte rendu impressionniste de l’état d’esprit de l’auteur livrant sa communication au congrès Boréal 1979 à Chicoutimi.
Le fantastique de Michel Bélil trouve aussi son champ de prédilection dans l’animation d’objets inertes: poupée, berceuse, pièces du jeu d’échecs, tapis. Ce sont peut-être les contes les moins intéressants. Ils n’apportent pas d’éléments nouveaux à ces sujets qui rappellent trop la vague des films qui exploitent le thème des objets dits possédés. De même, « Les toilettes pour hommes » n’est pas une nouvelle convaincante. Ici, l’auteur fait une tentative du côté de l’horreur.
Il ne réussit guère mieux dans « Le Chemin de la cabane à sucre », nouvelle plus près du suspense (policier?) que du fantastique.
On pourrait aussi faire grief à l’auteur d’avoir abusé du thème de l’existence présenté par le biais de différents symboles: la berceuse, l’orme centenaire, le mur, les gouttes. Le vécu de chaque personnage diffère, ce qui contribue tout de même à réduire l’impression de répétition, mais les conclusions sont toujours les mêmes.
Contrairement au recueil précédent, Le Mangeur de livres, dont toutes les nouvelles étaient inscrites dans le cadre particulier de Terre-Neuve, Déménagement regroupe des nouvelles qui n’ont souvent rien en commun. On y trouve un peu de tout: surtout du fantastique, à la manière de Michel Bélil, mais aussi de la science-fiction, de l’insolite et de l’horreur. On peut même y lire une nouvelle qui ne déparerait pas la semaine consacrée à l’anti-tabagisme. Une autre nouvelle, « La Chasse est ouverte » rappelle le ton et l’atmosphère d’un récit de Roger Des Roches paru dans le numéro spécial de la NBJ sur la science-fiction, « Et, après une nuit de veille ».
En somme, il y en a pour tous les goûts dans ce livre bien écrit et agréable à lire. L’auteur a délaissé ici sa propension à caricaturer ses personnages, à faire des jeux de mots ou à créer des néologismes douteux. Ces choix affaiblissaient la force d’évocation de la « vraisemblance » du Mangeur de livres.
À cet égard, Déménagement marque un progrès dans l’oeuvre de Michel. Ce recueil est moins homogène dans sa forme, mais il retourne cette caractéristique en sa faveur La diversité de ses thèmes y gagne et le mariage entre la réalité banale de la vie et le fantastique y est mieux réussi. Le conte préféré de Michel dans tout cela? Le dernier, intitulé « Les sosies », de son propre aveu. La prochaine oeuvre de Michel Bélil devrait sortir l’automne prochain, chez Leméac. Il s’agit d’un roman fantastique, dont le titre (provisoire) est Greenwich.
Michel Bélil
Déménagement
Québec, Chasse-Galerie, 1981, 79 p.
Claude JANELLE