Negovan Rajic, Les Hommes-taupes (Fa)
Negovan Rajic
Les Hommes-Taupes
Montréal, Le Cercle du livre de France, 1978, 154 p.
Les Hommes-Taupes de Négovan Rajic, lauréat du Prix du CLF 1978, est un roman fantastique honnête, bien fait, propre, sans plus. L’auteur, qui en est à son premier roman, n’a pris aucun risque, ne s’est pas égaré dans un projet ambitieux, et a opté pour la simplicité narrative et le dépouillement stylistique. Cette prudence et cette économie de moyens – qui frise parfois un peu l’indigence – ont favorisé la création d’une œuvre qui tient plus, en fait, de la nouvelle, tant par sa longueur que par sa structure.
Il n’est pas tout à fait exact de dire que Rajic n’a pris aucun risque, puisque aborder le genre fantastique au Québec demande une certaine dose de courage et d’audace. Cette littérature est encore marginale ici.
L’anecdote des Hommes-Taupes est simple et elle se résume en une seule intrigue principale. Comme c’est le propre de la nouvelle, il n’y a aucune intrigue secondaire qui se greffe à l’histoire principale. Le narrateur nous présente donc un manuscrit qui a été trouvé entre les planches d’un vieil hôpital psychiatrique au moment de sa démolition. Le narrateur n’a aucune note sur l’auteur de ce manuscrit et n’en sait pas plus que ce que dit de lui-même l’auteur de son texte autobiographique. L’auteur raconte ses aventures et ses démêlés avec les représentants de l’État à partir du moment où il a découvert l’existence des hommes-taupes et la présence d’une vaste taupinière sous la ville.
Résolu à percer ce mystère et à mettre à jour cette vaste organisation souterraine, le héros se heurte aux gardiens de l’idéologie de l’État. Un commissaire de police et un médecin en psychiatrie tentent de le dissuader, de lui faire croire que les hommes-taupes sont le fruit de son imagination. Le prévenu est jugé dangereux pour la société parce qu’il croit en une idéologie contraire à celle qui est prescrite par le régime. Le commissaire finit par découvrir que le héros a inventé les hommes-taupes à partir d’un détail du tableau d’un peintre appelé Jérôme B (pour Bosch), Le Déluge. Aussitôt, les œuvres de ce peintre mort depuis des siècles sont mises à l’index, et l’artiste condamné à l’oubli total et à la disparition dans les manuels d’histoire pour cause de subversion. Le héros se rend compte que ses concitoyens connaissent aussi l’existence des hommes-taupes, mais ils se taisent et suivent aveuglément 1 enseignement du Maître incomparable. À la fin de son récit, le héros est décidé à ne pas renier ses convictions et sa vérité en échange de sa liberté. Tout porte à croire qu’il a tenu sa promesse.
Évidemment, tout cela rappelle l’histoire des dissidents soviétiques, comme on appelle en URSS ces écrivains et ces hommes de science accusés de délit d’opinion. Les traitements psychiatriques auxquels les soumettent les dirigeants du régime pour les ramener sur le chemin de l’orthodoxie ne sont pas sans rapport avec le traitement du personnage central de Rajic. Les notions d’Homme Nouveau, de Grande Idée, de Justice Géométrique évoquent les grands thèmes d’un régime totalitaire. Là aussi, le pays piétine ; la venue tant annoncée de l’Homme Nouveau est continuellement reportée. Le héros a une remarque ironique qui en dit long sur sa désillusion face au régime :
« Comment se fait-il que les petites gens soient encore si nombreux chez nous ? Est-ce que l’avènement de la Grande Idée ne devrait pas justement faire disparaître les petites gens… » (p. 24)
Mais pourquoi les autorités s’acharnent-elles à nier l’existence des hommes-taupes et de la taupinière ? L’auteur ne le dit pas explicitement, mais on peut croire que l’aveu de leur existence de la part des autorités équivaudrait à reconnaître la faillibilité du régime. En effet, les hommes-taupes sont des hommes cultivés et raffinés qui mettent leur savoir et leur connaissance au service de l’État. Cependant, cette activité secrète de creuser des galeries dans le sous-sol de la ville en est une d’évasion, ce qui montre que le régime n’a pas réussi à combler toutes leurs aspirations et l’idéologie, à canaliser leurs énergies. Alors, les serviteurs de la Grande Idée (les hommes aux mâchoires fortes, les chiens de garde de l’idéologie), ont compris qu’ils devaient tolérer cet écart de conduite pour continuer à bénéficier du savoir des hommes-taupes.
Ces deux espèces d’hommes ne s’aiment guère, mais chacune d’elles trouve son compte dans cette entente tacite.
C’est donc dire qu’un régime totalitaire, quel qu’il soit, ne se maintient qu’avec la complicité tacite des intellectuels. Quand ces derniers commencent à être accusés de dissidence, c’est-à-dire à devenir lucides, c’est que le régime vacille sur ses fondements mêmes et n’en a plus pour très longtemps. Mais le héros de Rajic n’est pas un intellectuel : c’est un obscur gratte-papier. Son combat est perdu d’avance et sa révolte apparaît dérisoire parce que rien n’indique qu’il ait gagné à sa cause quelques intellectuels.
Plus inquiétante est cette perspective d’une société où l’homme n’aura plus de mémoire et sera ainsi à la merci de la manipulation idéologique comme dans 1984. Certains mots et les notions qu’ils sous-tendent disparaîtront : générosité, charité, etc. Mais l’épilogue met fin à ce cauchemar puisque le narrateur prétend que la société totalitaire décrite par notre héros appartient à l’Histoire. Ne faut-il pas malgré tout frémir, puisqu’on dit que l’Histoire, en définitive, ne fait que se répéter ?
Bref, Les Hommes-Taupes est une nouvelle fantastique qui trouve toute sa signification dans le quotidien banal et répugne à l’élaboration savante, raffinée et fouillée d’une société totalitaire dont la complexité et la nature visionnaire peuvent éblouir et fasciner, mais qui ne pose pas plus de questions essentielles. En lisant le récit de Négovan Rajic, on ne risque pas de passer à côté de l’essentiel, justement.
Claude JANELLE