Claire Dé et Anne Dandurand, La Louve-garou (Fa)
Peu de femmes au Québec ont abordé le fantastique. À ma connaissance, il n’y a qu’Anne Hébert dans le superbe Héloïse et dans Les Enfants du Sabbat Claudette Charbonneau-Tissot dans un recueil de nouvelles oppressantes intitulé Contes pour Hydrocéphales adultes et Marie-Josée Thériault dans un recueil, La Cérémonie.
Les éditions de la Pleine Lune ont ajouté un titre à cette liste sommaire en publiant La Louve-Garou de Claire Dé et Anne Dandurand. Il s’agit d’un recueil de 23 nouvelles en très grande majorité, sinon en totalité, fantastiques. Elles sont signées dans une proportion à peu près égale par l’une ou l’autre écrivaine qui, soit dit en passant, sont des jumelles identiques. Peut-être est-ce pour cela qu’à la lecture, rien à prime abord ne distingue les textes de Claire Dé de ceux d’Anne Dandurand. Mais ils sont pourtant différents, non pas au niveau de l’inspiration, mais dans leur approche et dans leur tonalité.
Les nouvelles de Claire Dé adoptent assez souvent un ton humoristique qui tourne en parodie les événements racontés de sorte qu’elles sont généralement optimistes ou ont une fin heureuse qui se moque des clichés et des poncifs. Par contre, les nouvelles d’Anne Dandurand épousent l’approche réaliste des événements. Le ton est grave et sérieux et il vise à la vraisemblance des faits racontés.
Cette alternance de gravité et de désinvolture crée un bel équilibre qui sert le recueil. Dès que le ton commence à être trop grave et à devenir écrasant d’angoisse, Claire Dé détend l’atmosphère et fait contrepoids au climat lourd des nouvelles de sa soeur. En ce sens, les deux écrivaines se complètent très bien.
Mais l’intérêt de La Louve-Garou réside aussi dans plusieurs autres points. Il faut rendre crédit à Claire Dé et à Anne Dandurand d’avoir créé un fantastique féministe. Le recueil de Claudette Charbonneau-Tissot contenait déjà, en 1974, des préoccupations féministes mais La Louve-Garou va plus loin dans cette exposition de l’imaginaire féminin transposé dans la littérature fantastique.
D’abord, le choix du thème prédominant de ce recueil constitue à lui seul un indice révélateur. L’amour-passion est au coeur de toutes les nouvelles et il est responsable des métamorphoses qui surviennent aux personnages, des unions contre nature qui se pratiquent, des cas de folie et d’ensorcellement qui s’abattent sur des êtres qui se ferment à l’amour ou qui ne sont pas payés de retour.
Cet amour-passion est souvent représenté comme la seule façon d’aller au bout de soi-même et il est rarement condamné même s’il entraîne des conséquences fâcheuses pour ceux qui ont font les frais. Il porte en lui une incitation très forte à rompre les conventions, à se réaliser pleinement à n’importe quel prix et à transgresser les normes et tabous. Et c’est dans cette transgression qu’on retrouve avec le plus de netteté les traces du discours féministe des dernières années.
En effet, l’amour-passion chez les deux auteurs se traduit d’abord et avant tout par une affirmation et une reconnaissance de la sexualité du corps de la femme. Il y a dans ce recueil un inhabituel mélange de sensualité et d’érotisme dans l’horreur. « On aurait dit que, dans la chambre, une apocalypse se préparait. Je luis fis la caresse des “patineuses” ces insectes qui marchent sur l’eau avec de grandes pattes. Cela l’électrisa. Je fis raccourcir la peau des testicules jusqu’à ce qu’elle forme un sac vibrant et parfaitement rond. » (p. 84-85).
Ce sont les femmes qui mènent le jeu dans ces nouvelles qui présentent la femme comme un être qui a le droit inaliénable d’exercer sa liberté et de vivre sa sexualité. Son objectif ultime est la satisfaction de ses pulsions sexuelles. Les valeurs traditionnelles comme la maternité et le mariage sont complètement ignorées. Un tel recueil n’aurait pas été possible avant la publication du Pique-nique sur l’acropole de Louky Bersianik, paru en 1979.
La revendication féminine ne se limite pas qu’au plan de l’imaginaire.
Elle se traduit aussi dans l’écriture et c’est encore à la mère de L’Euguelionne qu’on doit cette syntaxe particulière : « Il et elle se régalèrent en se prenant déjà les mains » (p.105). Voilà une façon de contourner le sexisme de la langue française que les deux écrivaines utilisent fréquemment. En effet, plutôt que d’employer le pronom « Ils » qui nierait la composante féminine du couple, elles conservent à chacun son entité propre en utilisant « il » et « elle ».
Une autre singularité de La Louve-Garou provient de l’absence de situations souvent associées au fantastique. Ainsi, on n’y trouve pas d’histoires de maléfices ou de mauvais sort qui seraient dues à la cupidité d’un tel, à l’incroyance de celui-ci ou au manque de clairvoyance de celui-là. Toujours l’amour-passion explique tout. Cependant, il peut conduire le personnage à sa perte comme il peut lui permettre de se réaliser harmonieusement. Quoi qu’il en soit, le moteur du destin est toujours l’amour-passion.
Dans « Les Amours noires d’encre » le rêve se révèle préférable à la réalité. Mieux vaut vivre l’amour par procuration grâce à l’écriture car l’amour peut être une prison quand on le vit dans la réalité. C’est du moins le sens de la dernière phrase de la nouvelle : « Il lui ouvrit les bras avec un bruit de donjon » (p.101). Cette nouvelle, dont le constat est terriblement lucide, est typique de la vision tragique qui se dégage des textes d’Anne Dandurand. Dans « La Porte en dessous » une femme aime un homme qui se calcifie peu à peu. Après avoir cédé au désir de l’homme et à son propre désir, elle se rend compte qu’elle est soudée au corps de son amant. Ils sont allés au bout de leur destin mais le prix à payer pour cette symbiose est lourd.
Dans « Danger : désir de glace » la séduction est encore au centre de cette histoire qui se termine dans la fusion de deux corps, comme la précédente. « Depuis, incube et succube à la fois, nous torturons ensemble ceux qui dorment » (p.44). L’hermaphrodisme n’est pas présenté nécessairement comme un état idéal mais il constitue souvent une solution préférable à la solitude morale et affective car il est viable.
En revanche, chez Claire Dé, la satisfaction du désir force le personnage à se métamorphoser mais ce changement physiologique ne constitue pas nécessairement une tragédie. Dans « Un cas de lycanthropie », une femme mange un homard et elle se transforme peu à peu en « homarde » mais elle s’accommode très bien de sa nouvelle condition.
Claire Dé célèbre aussi sur un ton désinvolte et humoristique les amours d’une ogresse et d’un cannibale dans « Samedi tard ». Le texte devient ludique comme c’est souvent le cas chez elle et il se veut érotique : « Je veux que tu t’assouvisses dans mes cheveux, que tu t’empiffres de mes seins, que tu dévores mon ventre, mes cuisses, que tu rumines mon sexe avec ta bouche, tes doigts, ton sexe à toi qui me mouillent et m’enflamment » (p.68).
Claire Dé a aussi le sens de la dérision et fait preuve de lucidité dans « C’est beau le progrès ». Elle y raconte l’histoire d’un vampire qui se fait arranger les dents, rectifier le port de tête, rentrer les omoplates et corriger les pieds. Puis, il se rend à Hollywood où il fait fureur comme extraterrestre. N’est-ce pas une belle allégorie sur la littérature fantastique dont plusieurs thèmes ont été récupérés par la science-fiction ?
Néanmoins, le recueil de Dandurand et Dé prouve que la littérature fantastique a encore sa place dans notre époque de la robotique, des satellites et de la bureautique.
Les deux écrivaines ont renouvelé le fantastique en y faisant passer quelques préoccupations féministes et en y introduisant les thèmes de l’amour-passion et du désir qui transforment les règles du genre.
Ces thèmes, qui favorisent l’expression de l’érotisme, lèvent la lourde hypothèque de la morale qui pèse sur le genre. Il se dégage du recueil une grande générosité de sentiments et une belle gratuité dans les manifestations de tendresse et d’affection des personnages. Tout cela se fait au nom de la liberté et du désir de plénitude des êtres.
En même temps, La Louve-Garou respecte l’imagerie propre au fantastique. On y trouve une histoire de louve-garou, de lycanthropie, de vampire, de succube et incube, d’objet doté d’une propre vie (« La Causeuse orientale »). On peut y lire aussi une métamorphose d’une femme en « papillonne » parce qu’elle se meurt de désir. Elle trépasse finalement sous l’étreinte de milliards de papillons, victime de sa soif d’amour. Le fantastique étant le refuge de la marginalité, il est le lieu propice aux amours contre nature (entre une naine et un ptéranodon), aux relations troubles, aux cas de fétichisme et de schizophrénie.
La Louve-Garou jouit d’une très grande liberté de ton et d’inspiration, ce qui contribue à en faire un recueil moderne de nouvelles fantastiques, un recueil original qui propose une vision tragique ou burlesque de la passion qui cherche à s’exprimer dans la sexualité. Alors que le symbolisme sexuel a, de tous temps, été occulté dans le fantastique, Claire Dé et Anne Dandurand ont choisi de montrer crûment la sexualité à l’oeuvre dans le fantastique.
La Louve-Garou par Claire Dé & Anne Dandurand. Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 1982, 155 pages.
À lire aussi :
Transport en commun par Gilles Cossette, une analyse du même recueil, parue dans Lettres québécoises, Automne 82, n˚ 27, p. 27-28
Claude JANELLE