Collectif, Espaces imaginaires 1 (SF)
Espaces imaginaires 1 est une anthologie franco-québécoise préparée par Jean-Marc Gouanvic et Stéphane Nicot. Elle réunit cinq textes québécois et cinq textes français. À tout seigneur tout honneur, d’abord les textes québécois.
La meilleure nouvelle de l’anthologie, et de loin, est sans conteste celle d’Agnès Guitard intitulée « Coineraine ». La thématique et les personnages sont d’une richesse incroyable. L’écrivaine raconte le voyage immatériel du narrateur Niriff qui s’incarne sur la planète Miji. Son arrivée sur cette terre chambarde l’attitude des Irgaux et leur mode de pensée. Cette société est fondée par nécessité sur l’individualisme. Chaque Irgau possède un kilomètre carré de territoire auquel il est biologiquement lié. Il est condamné à y vivre toute son existence sous peine de mourir. Quand Niriff prend forme sur le territoire de Coineraine, celui-ci se sent menacé.
Agnès Guitard décrit très bien le mode de vie et l’ordre social qui font de la planète Miji un monde tout à fait différent de la Terre. Son récit contient à la fois une analyse de l’organisation sociale et une réflexion sur le sens de l’existence. La nouvelle possède également une dimension biblique qui ajoute à sa richesse d’inspiration :
Comme Adam sur la Terre, je suis né spontanément, sur Miji, de l’humus et de la glèbe. Adulte, avec tous mes souvenirs.
« Coineraine » raconte aussi l’histoire de la rencontre de deux êtres différents, avec une sensibilité émouvante. Ce choc culturel se termine dans l’amitié et la confiance. Par sa grande rigueur, par son originalité, par son contenu inépuisable et par son ouverture d’esprit remarquable, « Coineraine » est un véritable chef-d’oeuvre. Si le roman d’Agnès Guitard, Les corps communicants, est de cette qualité, quel livre ce doit être ! En tout cas, elle m’a convaincu de le lire.
La nouvelle de François Barcelo, « Les Semeurs de robots » ne supporte pas la comparaison avec celle de Guitard, ni même avec aucune autre, tant elle est décevante. Barcelo tombe dans la pire des facilités. Son texte est écrit mécaniquement ; il n’a aucun élan, aucun souffle. Il repose sur un seul flash : semer des robots comme, il y a une décennie, les hippies semaient du maïs dans leur trip contre-culturel du retour à la terre. Il aurait pu être intéressant aussi de développer un parallèle entre l’agriculturisme des années 1930 au Québec, et ce nouveau retour à la terre tenté par des jeunes nostalgiques de la nature.
L’auteur semble avoir l’esprit ailleurs et il n’a même plus le goût de faire rire. Quand Barcelo se départit de son humour dévastateur, il ne lui reste plus grand-chose. Cette nouvelle agriculturiste à la sauce SF présente une satire bien molle des écolos. Il faut se demander si la nouvelle convient à Barcelo. Pour ma part, j’en doute grandement.
La nouvelle d’Esther Rochon est beaucoup plus intéressante mais elle pèche par un symbolisme un peu lourd et elle se veut un peu trop philosophique. « Le Traversier » fait penser au début à « L’Escalier », nouvelle parue dans le numéro 89 de La Nouvelle Barre du Jour. Les personnages de ce traversier qui glisse sur des rails, Tsenma et Neupo, sont en quête de leur identité. Ils cherchent le centre du labyrinthe afin de donner un sens à leur vie. Ils l’atteignent en prononçant une phrase qui semble avoir des vertus magiques : « Si le centre existe, qu’il se manifeste ici ! » On pense un peu au cinéma intellectuel d’Alain Resnais.
L’auteure s’interroge aussi sur son écriture, sur ses personnages, sur sa réalité d’écrivaine à une époque bien précise, soit au moment de la rédaction de ce texte. Cette prétention à la modernité sied mal, à mon avis, à Esther Rochon. Son talent s’exprime mieux dans la simplicité.
Avec « Chronostop », Jean-Pierre April poursuit sa critique de la société aliénante sur le ton de l’humour et de la satire. Cette fois-ci, il s’en prend à la télévision et à la société de loisir. U dénonce l’aliénation entretenue par les fabricants d’images. Appliquant à la SF le modèle des récits de série noire, il met en scène un personnage masculin qui joue au détective pour élucider le mystère entourant la disparition de vieillards. Il emprunte l’identité de l’un d’eux pour faire la lumière sur cette affaire.
Comme il se doit dans ce genre, la narration est assurée par le personnage principal qui raconte son enquête. À la différence près que, dans la nouvelle d’April, le personnage est pris à son propre jeu. Il est intoxiqué par les images de la télé. L’auteur maintient un rythme palpitant ; la satire est amusante et pertinente. La réussite de la nouvelle est toutefois diminuée par quelques explications confuses sur le retour à la réalité de notre détective improvisé.
« Chronostop » met en opposition le temps irréel distillé par l’institution de la télévision, et le temps réel mais frustrant de l’existence quotidienne dans une société déprimante. Comme les personnages des autres nouvelles d’April, celui-ci cherche à aller au-delà des apparences, à arracher les masques de la société, à dévoiler la supercherie des pouvoirs en place. Il n’y réussit pas toujours.
Jean-François Somcynsky demeure fidèle aussi à ses préoccupations dans « La Triple Flamme ». Ce sont d’abord les relations amoureuses entre un Terrien et deux Draches de la planète Doril qui l’intéressent, ce qui ne l’empêche pas de brosser un tableau saisissant d’une société qui est en pleine mutation politique. On ne peut s’empêcher de penser à la révolution russe qui a mis fin au régime féodal. Avec évidemment moins d’envergure, la nouvelle de Somcynsky est une sorte de Docteur Jivago qui a pour décor la planète Doril.
Le personnage du Terrien Valtier est le mieux réussi. Il possède un recul que n’ont pas les autres personnages et il apparaît plus ambivalent. Ainsi, il est tiraillé entre son amour et son amitié pour Roshka et Anja, et d’autre part son préjugé favorable à la révolution. « La Triple Flamme » ne s’élève toutefois pas au rang des meilleures nouvelles de Somcynsky, en raison de son dénouement trop prévisible.
Je ne suis pas familier avec la SF française, mais j’ai apprécié la lecture de ces cinq nouvelles. Dans l’ensemble, elles me semblent de qualité inférieure aux nouvelles des écrivains québécois. Question de culture ? Chauvinisme intellectuel ? Je n’en sais rien mais je note qu’effectivement, la manière de dire, les thèmes, ne sont pas les mêmes. C’est cela qui m’a particulièrement intéressé.
Et pourtant, certains éléments évoquent des oeuvres québécoises. Ainsi, le ton simple et chaleureux qu’emprunte Martial dans « Automne » de Jacques Boireau, rappelle la manière de raconter d’Yves Thériault. La structure narrative de la nouvelle emprunte à la littérature orale, une forme très répandue dans les lettres québécoises. On croirait que Boireau est déjà venu au Québec et qu’il a rapporté des éléments d’ici, comme la drave.
Mais le point de départ de son uchronie est bien français : les Arabes ont envahi la France, provoquant une régression de la société. En cet an 2044, Martial se souvient de son passé révolutionnaire, quand il voulait libérer la Bretagne et l’Occitanie de l’occupant arabe. Il remet en question son engagement révolutionnaire et sa vision romantique de la révolution avec toute la lucidité sereine qui convient à son âge. Tout le charme de la nouvelle de Boireau tient dans sa simplicité et dans ce mélange d’images de la Bretagne et du Québec.
A l’opposé de cette attendrissante voix régionale, Pierre Giuliani propose une voix tout aussi régionale mais qui a le nombre pour elle, la parisienne. En effet, « La Frontière fictionnelle » contient beaucoup d’allusions aux modes (les nouveaux philosophes, le Centre d’Art et de Culture Georges Pompidou, appelé Beaubourg) et aux personnalités (Bernard-Henry Levy Philippe Sollers) qui sévissent à Paris.
Après un début prometteur, la nouvelle de Giuliani ne parvient pas à soutenir son intérêt et se perd dans une théorie scientifique un peu fumeuse, justement la frontière fictionnelle. Heureusement, un humour constant (qui fonctionne comme celui de Barcelo dans ses romans) sauve la nouvelle de l’échec total. À déconseiller à ceux qui sont déjà allergiques aux « maudits Français ».
Quand l’esprit cartésien français et la réflexion abstraite l’emportent sur l’action et l’émotion, cela donne « Gens de la Terre » de Jean-Pol Rocquet, une désolante et ennuyeuse histoire de doute qui s’insinue dans l’esprit. Altitudo Ruzontale sombre dans la folie qui guette le voyageur solitaire de l’espace. À force de croire qu’il n’était pas seul, il en vient à ne plus faire confiance à ses sens.
Dans une nouvelle précise comme un compte-rendu clinique, Gérard Gouesbet raconte la mort absurde de Norb’ Keinen. « Une mort aux petits oignons » contient une satire de la civilisation de l’automobile et de la technologie en général. Le héros meurt étouffé par les coussins d’air qui devaient le protéger en cas d’accident, et noyé dans son urine.
L’écriture travaillée, enrichie d’un vocabulaire recherché, évoque une ambiance et un climat de bien-être, de bonheur, que l’accident vient nier. Ce contraste entre l’écriture d’une somptuosité lyrique et la dure et froide réalité, constitue le meilleur effet de cette nouvelle et son point d’intérêt principal avec le sort dérisoire du héros.
Une nouvelle fantastique de Daniel Walther complète l’anthologie. « Le Dernier Étage des ténèbres » propose une variation sur le thème de Faust. Youssef Kaldermann et sa famille vouent un culte à Amduscias, le dieu de la musique à qui ils ont vendu leur âme. Le narrateur, un écrivain vieillissant qui n’arrive plus à trouver l’inspiration, se joindra au clan Kaldermann et il signera le livret de l’opéra fantastique du vieux Youssef, Amduscias.
Cette nouvelle fort bien réussie est un hommage à l’art à qui rien ne résiste, pas même la probité des hommes. Ils sont prêts à vendre leur âme au diable pour se mettre au service de l’art. Les personnages de Walther ont une présence que n’ont pas ceux des nouvelles de SF à l’exception de « Coineraine ».
Il faut souligner le soin apporté à l’édition de cette anthologie illustrée par Catherine Saouter-Caya. Le correcteur d’épreuves a bien fait son travail et il a du mérite car la compo est un peu petite ; elle aurait gagné à être grossie d’un point. En somme, Espaces imaginaires part du bon pied et il faut souhaiter que cette formule, qui suscite les échanges entre la SF québécoise et la SF française, connaisse le succès
Espaces imaginaires 1, Montréal, Les Imaginoïdes, 1983, 163 p.
Claude JANELLE