Daniel Sernine, Les Méandres du temps (SF)
Le Livre à battre en 1983
Comme s’il avait voulu couper court au genre de discussions qu’avait suscitées la parution de La Planète amoureuse de Jean-François Somcynsky, Daniel Sernine a écrit un livre dont il ne se trouvera personne pour dire qu’il s’agit d’une nouvelle. Son roman fait en effet 356 pages, ce qui est très élevé pour les standards québécois. Du coup, avec Les Méandres du temps, le prolifique auteur de SF et de fantastique a écrit son oeuvre la plus ambitieuse et la plus achevée, qui mérite d’être placée aux côtés des meilleurs livres québécois de SF.
Le principal reproche qu’on formulait au sujet des textes précédents de Sernine avait trait à la psychologie des personnages. Même quand il s’agissait d’adultes, il restait en eux une grande part de naïveté, d’idéalisme bon enfant, de sentimentalisme agaçant. Ils demeuraient de grands adolescents aux réactions primaires et aux sentiments excessifs.
Sernine a remédié à ces faiblesses dans ce roman en nuançant ses personnages, quoiqu’il s’identifie encore trop à Nicolas dont il se sert comme porte-parole. Cela diminue, à mon sens, l’envergure de l’auteur car Nicolas Dérec est un adolescent qui se comporte comme tel. Cependant, malgré sa naïveté naturelle et son caractère entier, il est capable de lucidité et il apprend à faire la part des choses. Il méprise la bêtise humaine et n’entretient aucun espoir face à la civilisation terrienne mais il sait reconnaître ceux qui sont de bonne foi et ceux qui ne pensent qu’à leur propre intérêt. Tous les scientifiques n’ont pas vendu leur âme à Méphisto.
En somme, la psychologie des personnages est beaucoup plus fouillée, ce qui les rend crédibles. C’est pourquoi le personnage de Fleur de Lune, la petite soeur de Nicolas, apparaît suspect dès le début tant il manque d’épaisseur et de présence. On comprendra à la fin qu’il devait en être ainsi puisque Fleur de Lune est une fiction, un fantasme de Nicolas qui entretient par cette fixation un culte morbide pour sa mère morte.
La réussite incontestable de Daniel Sernine tient aussi dans l’amalgame, ou mieux, la fusion des thèmes fantastiques tels que la télépathie, la télékinésie et la prémonition, et des thèmes propres à la SF comme les voyages dans l’espace, le développement de la science et les sociétés supérieures. Il s’agit là d’un exemple type d’une science-fiction moderne et globalisante.
Les Méandres du temps raconte l’histoire de Nicolas, un jeune télépathe aux facultés étonnantes. Sur l’insistance de son père Charles et d’une amie de quelques années son aînée qui deviendra sa maîtresse, Nicolas accepte de se prêter à des expériences scientifiques à la Fondation Peers. Même s’il n’a jamais éprouvé d’affection débordante pour son père adoptif, Nicolas est porté à lui faire confiance car il est directeur scientifique de la Fondation.
Cet institut de recherches en parapsychologie est subventionné par le Ministère de la Défense Nationale. L’adolescent de seize ans se rend vite compte que les sujets de la Fondation représentent des armes aux yeux des militaires qui détournent les résultats des recherches scientifiques à des fins autres que pacifiques. Nicolas se révolte contre cette manipulation.
Les facultés innées qu’il possède intéressent aussi un autre groupe, les Eryméens, dont un agent a infiltré le personnel de la Fondation pour y effectuer du recrutement. Les membres de cette société vivent sur Erymède, un astéroide situé plus loin que la Lune. Avant d’émigrer sur ce fragment de planète, les Eryméens avaient vécu dans une cité souterraine de la Sibérie où leur société avait été constituée par la réunion de savants venant de tous les horizons et de toutes les disciplines, il y a quelques siècles.
Avec l’aide d’extraterrestres d’essence supérieure, cette société a devancé la civilisation terrienne sur le plan technologique et s’est donné pour idéal de prévenir les conflits généralisés qui pourraient détruire la Terre. Par des manoeuvres secrètes, les Eryméens ont désamorcé plusieurs fois des situations extrêmement tendues. Or Karilian, le directeur de l’Institut de Métapsychique et de Bionique, a eu une prémonition troublante. Il a revu l’endroit même où il avait effectué une mission d’espionnage dix-sept ans plus tôt et a pressenti qu’il s’y produirait un événement capital pour l’avenir de l’humanité.
Son esprit a frôlé celui d’une personne schizophrène qui pourrait être la cause de grands malheurs. Karilian est persuadé qu’il doit la tuer pour éviter une guerre nucléaire qu’un autre sondeur du temps a vécue par anticipation. Grâce à son système d’écoute, Erymède apprend qu’une réunion secrète des grandes puissances aura lieu au lac Clifton, au même hôtel qu’il y a dix-sept ans. Karilian se rend à la villa des Lunes dans l’espoir de rencontrer la personne qu’il doit abattre.
Cette villa, qui abrite un poste d’observation eryméen, est située juste à côté de la Fondation Peers. C’est ainsi que Karilian et Nicolas feront connaissance et se lieront d’amitié. Après quelques temps, il reconnaîtra l’enfant qui avait échappé à une mort certaine sept ans plus tôt en déjouant le cours du temps grâce à son énorme potentiel télékinétique. Sa mère Agnès était morte lors du même accident d’auto. En remontant le passé, Karilian découvre finalement la véritable identité de Nicolas. En insistant pour venir lui-même sur Terre accomplir sa mission, c’est vers son destin qu’il se dirige. Il le sait confusément mais n’ose se l’avouer.
L’intrigue est bien charpentée et les divers raccords de l’histoire sont bien amenés. On devine un peu toutefois les rebondissements du récit. En outre, l’auteur ne laisse rien au hasard de sorte qu’il trouve une ou même plusieurs explications à tout. Il ne laisse aucune place à l’interprétation du lecteur et clarifie les situations ambivalentes, ce qui réduit la richesse de son récit. Son souci de démontrer la cohérence et la logique de la belle mécanique qu’il a mise en place ferme des pistes qui auraient pu lancer le roman dans plusieurs directions à la fois. Mais c’est là une qualité qui va de pair avec la maturité et la confiance inébranlable de l’écrivain arrivé au sommet de son art.
Outre l’amélioration notable relevée au niveau des personnages, Les Méandres du temps dénote une évolution importante de la vision du monde propre à l’auteur. Dans son recueil précédent, Le Vieil Homme et l’espace, Sernine se complaisait dans des représentations sombres et désespérées de l’avenir. Déjà, dans « Loin des vertes prairies », prix Solaris 1982, la finale restait ouverte à deux interprétations, l’une pessimiste, l’autre optimiste. Dans son roman, Sernine ne renie pas son pessimisme foncier mais il le nuance d’une lueur d’espoir.
En effet, Nicolas est dégoûté par la cruauté des hommes et il n’est pas loin de penser que la disparition de l’humanité est souhaitable. Mais la société éryméenne qui lui propose un idéal d’égalité sociale, de justice et de paix allume chez lui un espoir. Il est prêt à faire confiance à cette société presque parfaite tout en demeurant circonspect. Cette représentation d’un arbitre qui se situe au-dessus de la mêlée et qui tire les ficelles réaffirme, d’une certaine façon, le besoin qu’a l’homme de croire en un Etre supérieur. Chez Sernine, l’espérance et la foi sont d’essence philosophique et morale plutôt que religieuse.
Les Méandres du temps rappelle un autre très bon roman québécois, L’Enfant du cinquième nord de Pierre Billon, par l’utilisation du personnage de Nicolas, par la couleur locale du récit et par la dénonciation virulente du pouvoir militaire qui pervertit le pouvoir scientifique. Cependant, Daniel Sernine se réclame résolument de la SF en développant le côté space opera de son roman.
On se rend compte, à la lecture de ces passages, que la tradition littéraire est très forte dans ce domaine. La description des villes construites sous dôme sur Erymède m’a intéressé mais les manoeuvres d’approche des aéronefs de toutes sortes racontées dans les moindres détails m’ennuient au plus haut point. Contrairement aux cités qui permettent à l’auteur de déployer son imagination, ces descriptions n’ont aucune utilité et ne favorisent pas l’originalité.
Ce serait bouder son plaisir que de ne pas lire Les Méandres du temps de Daniel Sernine car ce roman de SF pourrait fort bien être le meilleur de l’année 1983. Mais ne décourageons pas les challengers… Il pourrait y avoir d’autres heureuses surprises.
Les Méandres du temps, par Daniel Sernine. Longueuil, éditions Le Préambule (Chroniques du Futur, 6), 1983, 356 p.
Claude JANELLE