Jean-François Somcynsky, Peut-être à Tokyo (Hy)
Jean François Somcynsky
Peut-être à Tokyo (Nouvelles)
Sherbrooke, Naaman, 1981, 137 p.
« Voyage dans les régions les plus secrètes du coeur, là où foisonnent les songes, l’érotisme, les élans de la volonté, les idées fixes et un profond sourire. » dit le dos de la couverture. Ce n’est pas faux ; il faudrait préciser que ce coeur n’a rien à voir avec le sentimentalisme, et que le « profond sourire » a bien des rapports avec celui, profond certes, caché sous la peau et la chair, du squelette (c’est un sourire qui ne se dément jamais, il est vrai.) Quant à l’érotisme, il est si omniprésent qu’on ne peut précisément s’empêcher d’y voir ce masque de chair et de peau qui voile l’obsession du Temps et de la Mort.
Rien de vraiment morbide, cependant dans ces 26 nouvelles dont aucune n’est mauvaise, dont plus de la moitié sont bonnes et dont au moins 4 sont pour moi des petits chefs d’oeuvre, ce qui sur 26 textes courts est une excellente performance. Rien de vraiment morbide, mais l’impression d’une basse continue, comme on dit en musique, de couleur sombre et obsédante. Le temps et la mort, l’amour n’a pour Somcynsky pas grand-chose à voir avec le sentiment marital et consacré : « Pour des raisons confuses on croyait que l’amour devait prendre des allures romanesques. Nous n’avions pas encore appris la simplicité des choses charnelles. » (« L’An 2000, L’AN 2001 »)
Érotisme donc. Mort, érotisme, une conjonction familière; ajoutons-y l’exotisme, qu’une lettre seule, ce n’est sans doute pas le hasard, sépare de l’érotisme, et on aura l’essentiel de la constellation somcynskienne dans ce recueil de nouvelles.
La mort est présente de façon directe ou indirecte dans onze nouvelles (14 si on tient compte de textes dont le thème est la disparition, l’absence, la déréalisation : « Le Maillot bleu », « Aux sables », « Métamorphose ») La conjonction de la mort et de l’érotisme est explicite dans « L’Aile de la mort », par exemple, où le narrateur, après avoir retrouvé une femme aimée et perdue de vue depuis un moment, fait l’amour avec elle d’une façon merveilleuse, mais comprend alors que « à travers cette femme splendide, l’aile de la mort l’avait frôlé. » Également, dans « La Sècheresse », ou dans « La Mort d’un chef ».
Cependant, la relation de la mort et de l’érotisme est ambivalente : le masque est à la fois ce qui dévoile et ce qui protège. Si les villageois musulmans de « La Sècheresse » tuent au cours de la fête le narrateur et ses deux compagnons (dont une femme), après qu’ils aient fait l’amour avec les danseurs, c’est que « On pouvait croire, en effet, que l’acte de tuer des êtres choisis dans un rêve de plaisir et de joie pouvait ramener dans la région la pluie et la vie. » Si Joan meurt peut-être à force de danser dans la très belle nouvelle « La Danseuse », c’est que la musique est « cette fantastique réalité ouverte comme une blessure, La blessure, la blessure miraculeuse de l’amour. » Plus loin : « Au contact de sa danse, on voyait disparaitre les lois et les coutumes, les civilisations, les chaines séculaires, les faibles bonheurs compromis dans d’innombrables résignations. » Et enfin « …une plongée absolue dans autre chose que la vie et les cycles étouffants du monde. On pressentait la liberté. On osait reconnaitre la source angoissante de l’amour. » Quand Joan s’écroule, le narrateur ne cherche pas à savoir si elle est vraiment morte, car il sait que « de toute façon, quelque chose d’essentiel venait de mourir une fois encore. »
Quelle est-elle, cette « source angoissante de l’amour » qu’est-ce qui vient « de mourir encore une fois » ? La certitude, peut-être, que le temps nous est compté dans un monde où l’absolu – la transcendance n’existe que dans la relation HORIZONTALE des êtres humains il n’y a pas en effet de transcendance verticale, divine dans « La Mort de Dieu », constatant que le bien et le mal sont fort difficiles à départager, étant aussi ambigus l’un que l’autre, Dieu et le Diable décident de s’en aller. « Et les hommes ? » demande St-Pierre. « Oh, ils se débrouilleront bien sans nous » répondirent Dieu et Lucifer. Tels furent leurs derniers mots, et ceci explique bien des choses. »
Entre autres que l’homme est libre et seul responsable de son destin, ce qui est exaltant, mais fatigant par moment. Et surtout qu’aucun espoir romantique de survie (ou de justification) après la mort ne vient adoucir l’aspect définitif de celle-ci. Une phrase revient à plusieurs reprises dans ces nouvelles, souvent en conclusion: « Et un jour on n’y pensera plus » (« Un baiser à une inconnue »). « Et puis un jour on ne verra plus rien. » (« L’An 2000, L’An 2001 »). Serait-ce l’écho de la petite phrase de Camus dans (je crois) Caligula : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux ? »
« On sait qu’on ne vivra plus, et on sait qu’on a mal vécu. L’île silencieuse disparaissait à l’horizon, irrémédiablement. Irrémédiablement. » (« L’Île »)
Il faudrait peut-être parler plus longuement ici d’un texte-apologue, très court, « L’Éternelle Victime », dont le personnage principal, qui a vécu « comme tout le monde, au hasard », va visiter, sur la fin de sa vie, « le démon qui préside à sa vie. » Ce démon ressemble à un homme. « Il n’avait pas le visage heureux, mais son regard avait la sérénité de la plus implacable des volontés. » « J’ai vécu dix lustres, maitre, et je n’ai pas été heureux », lui dit l’homme. À quoi le démon réplique qu’il ne lui a jamais promis le bonheur. Il envoie cependant l’homme sur un sentier rocailleux qui finit par déboucher sur un monde nouveau, et, inévitablement, une femme. Et le paradis terrestre se reconstitue autour du couple qui fait l’amour (rejoint par d’autres femmes et un garçon créés par le regard de l’homme.) « Des animaux passaient et le regardaient. Certains approchaient et les frôlaient de leur pelage. Il y avait des chevreuils, des lionceaux, quelques oiseaux. Le parfum des fleurs se mêlait à la lumière (…) » Le démon prévient bientôt l’homme qu’il faut « redescendre ». « Mais je n’ai pas vécu tout le bonheur ! » proteste l’homme. « Tu l’as rêvé. C’est suffisant. C’est la même chose. » Et l’homme se réveille dans sa chambre. « Une porte claquait, quelque part. Le destin s’était en effet encore joué de lui. »
Il y a cependant un bonheur temporaire, relatif, fragile, et précieux donc dans sa fragilité même c’est celui de la rencontre, la multiplicité des êtres et des choses. Pour Somcynsky des lieux, des paysages; c’est un des rôles de l’exotisme, pour lui. Outre qu’il détruit les habitudes et les conventions, le voyage est le symbole de l’existence dans ce qu’elle a de passager, mais aussi de généreux, voyage et exotisme constituant une métaphore (familière) de la vie. Que cette générosité, cette multiplicité des lieux comme celle des êtres, constitue un divertissement, un masque, on peut le soupçonner. Mais il est clair dans un texte comme « La Vie derrière soi » (où le narrateur se trouve soudain investi de la personnalité de quelqu’un d’autre, et l’accepte sans guère broncher), que la relation amoureuse est peut-être la seule chose réelle dans un monde incertain: « Pendant l’amour et entre deux baisers, je sais que rien ne saurait être plus fort que notre sourire et le monde que nous nous faisons. » C’est sans doute la lucidité austère sur laquelle se détache cette relation amoureuse qui lui donne tout son relief, tout son prix.
Lucidité austère, (« Vivre, ce n’est sans doute que faire quelques pas entre la mer et le désert. », « Le Chemin de sable »), mais on ne saurait parler de désespoir – la révolte ouverte est sans doute une posture trop enfantinement romantique pour Somcynsky. Mais peut-être est-ce tout de même un désespoir raisonné, refoulé, qui colore tous ces textes d’une atmosphère constamment fantastique, même les textes humoristiques. Fort ambigus, au demeurant, les textes humoristiques, fort noirs. Un personnage ayant trouvé, par amour de la vérité, le nom du Soldat Inconnu, il se fait éliminer par une organisation mystérieuse, tandis que le narrateur, qui aime les femmes, survit (« L’Amour de la vérité »). Un petit chef d’oeuvre, « L’Horreur du temps perdu », nous montre « Monsieur Guillaume, un homme épris de précision » qui s’en va violer une ménagère, avec beaucoup de politesse, de gentillesse, et disons-le, de charme persuasif, entre dix-neuf heures treize et dix-neuf heures cinquante-cinq, le concert auquel il doit assister ayant lieu à vingt heures.
Mais les textes humoristiques sont rares, et, comme je l’ai dit, ils tirent plutôt vers l’absurde, (et fort ambigus) comme cet autre chef d’oeuvre fondé lui aussi (et ce n’est sans doute pas une coïncidence) sur le thème du Temps : « La Maladie du temps », dont la narrateur nous décrit Lucien Gourmois, un homme ordinaire qui atrappe la maladie du temps, « C’est à dire la conscience que l’on est pas éternel » à la suite d’un voyage qui le fait aller de Tokyo à Toronto à Vancouver dans la même journée. Et, en dépit de ce qu’il sait des fuseaux horaires, Lucien Gourmois devient frénétique et vit à toute allure. Jusqu’à ce que le narrateur lui dise ces mots malheureux: « Arrête donc un peu, Lucien, repose-toi. Le ciel ne va pas s’écrouler pour autant. » Et là-dessus Lucien Gourmois S’ARRÊTE, meurt, pas d’un seul coup, mais comme un ressort qui finit de se détendre. Horrifié, le narrateur s’efforce désormais de ne plus penser à lui, mais de rêver « d’une autre réalité, comblée des joies de la terre, des blessures de l’existence et des illusions du désir une réalité où le temps n’est que le résultat de l’action. »
Dans tous les autres textes, l’atmosphère fantastique est présente aussi, dans la facilité magique (arbitraire?) dont s’établissent les relations amoureuses, dans le constant glissement « ubiquité » du narrateur ou du personnage principal la première nouvelle est, de ce point de vue, caractéristique, « Le Chemin de sable » qui voit le narrateur s’adresser à une femme (toutes les femmes) en glissant de l’Afrique du Nord au Brésil, à Paris, au Japon, à Manhattan, à Montréal, et conclut : « C’est sans doute pour te rencontrer une autre fois que je reprends le chemin de sable. » Fantastique aussi, cette espèce de déréalisation qui menace sans cesse les lieux et les êtres, lieux interchangeables, à force de voyages, êtres évanescents le Tokyo de « Peut-être à Tokyo », lieu d’une orgie érotique inoubliable; la Cindy de « Le Maillot bleu » (« Quand je me retournai, Cindy n’était plus là. », il ne reste que son maillot de bain bleu « Et le lendemain, à mon réveil, même le maillot avait disparu. ») Ce n’est pas un fantastique spectaculaire, il double constamment le quotidien : c’est la vie elle-même sans doute, dans sa brièveté hallucinée de rêves, qui doit paraitre fantastique à Somcynsky.
Il se dégage de tout ce recueil, comme de tous les textes que j’ai pu lire de Somcynsky à ce jour, une sorte d’angoisse tranquille très prenante, illustrée par un style concis, tendant souvent à la maxime (la plupart des citations que j’ai faites sont les conclusions des nouvelles), mais qui sait déraper quand il le faut et comme il le faut dans un lyrisme généreux. Il y aurait sans doute à dire (discuter, argumenter critiquer) certaines choses sur le rôle, la conception de la femme dans ces textes d’un point de vue féministe, (« …faire l’amour et retrouver, à la crête de cet amour, un regard comme un miroir. », « L’Envolée », je l’évoquais parce qu’elle était une femme un lieu de caresses, de plaisir et de tendresse. « La Vie derrière soi ») Mais quoi, prise sous le charme de ces textes, je n’ai pas envie aujourd’hui de me demander si le Temps, la Mort, la Solitude peuplée d’êtres sous le ciel vide ont un sexe, ou s’il y a pour les approcher un côté cour et un côté jardin, une façon « féminine » et une façon « masculine » Sans doute. Peut-être ? Une autre fois.
Élisabeth VONARBURG