Michel Bélil, Greenwich (Hy)
Un roman hybride
Greenwich est le plus ambitieux des projets d’écriture de l’auteur jusqu’à ce jour puisqu’il s’agit d’un roman et non d’un recueil de nouvelles comme c’était le cas pour ses deux premiers ouvrages. La différence de genre est de taille, ne serait-ce que par le souffle et le don de bien nouer les différentes intrigues qu’exige le genre romanesque. Michel Bélil ne démontre pas hors de tout doute qu’il possède effectivement ces qualités dans cette première tentative du côté du roman. L’argument de Greenwich est très simple: le personnage principal, Greenwich, est atteint d’une maladie rarissime. Il est atteint de vieillissement précoce. Pour échapper à l’emprise du temps et à ses démons intérieurs, il fuit d’abord Drumont pour Québec et quitte la Vieille Capitale pour Boston.
Résumée ainsi, l’intrigue apparaît mince, tout juste bonne à soutenir le développement d’une nouvelle de longueur moyenne. Pour en arriver à un roman de 228 pages, il a fallu que l’auteur dilue ses effets et développe des personnages secondaires qui viennent occuper le devant de la scène sans faire progresser l’action.
Je ne parle pas ici des différents épisodes qui font la lumière sur la relation parfois orageuse entre Greenwich et Calypse, ni des scènes expliquant la disparition tragique de quelques amis de Greenwich et les angoisses de son petit frère Goliatte. Je pense plutôt à ses compagnons de travail de la Société des alcools du Québec qui détournent l’attention du narrateur. Il y a dans le roman de Michel Bélil beaucoup de ces passages qui ne sont pas utiles à la compréhension de la maladie qui terrasse Greenwich et qui n’influencent d’aucune façon le cours des événements.
Cette dispersion du fil narrateur a pour effet premier de ralentir considérablement l’action alors que, paradoxalement, la vie du héros s’écoule à un rythme accéléré. De là vient le malaise que l’on ressent à la lecture de ce roman: le rythme de la narration contredit celui de la vie du personnage central, ce qui fait qu’on n’y croit pas tellement à cette histoire de vieillissement précoce. On y croit d’autant moins qu’au terme de ce long roman, Greenwich est toujours vivant et tente de recommencer une nouvelle vie en fuyant vers Atlanta. On se dit qu’il ne vieillit pas si vite que ça si l’auteur n’a pas réussi à le faire mourir en 228 pages ! Rien ne laisse croire que la maladie a arrêté sa progression.
Je m’interroge aussi sur le bien-fondé de caricaturer à outrance les différents personnages épisodiques qui gravitent autour de Greenwich. Tout semble dérisoire aux yeux de l’auteur, sauf la terrible maladie de son personnage qui, lui, mérite un traitement spécial. La description que fait Michel Bélil de l’existence est désespérante et déprimante.
Au snack-bar le plus près, un ramassis bigarré de consommateurs mastiquent, soit un hot-dog, un hamburger, un sous-marin ou un smoked meat préparé depuis la veille et réchauffé sans arrêt. Il n’y a que la relish, la moutarde ou le ketchup pour donner du mordant à cette pâte molle qui est tenue par des mains sales, (p.109)
L’auteur se complaît souvent dans de telles descriptions qui rendent la vie dérisoire. Les êtres que rencontrent Greenwich sont ridicules, vieux, pauvres, solitaires, sans envergure. Si la réalité est aussi morne, pourquoi s’accroche-t-il si fort à la vie ? Il y a des contradictions dans ce récit qui dépassent mon entendement.
Néanmoins, ces divers éléments disparates appartiennent à un même climat qui oscille entre l’insolite et le fantastique. Toutefois, un événement vient perturber ce climat. Il s’agit de l’attaque de sauterelles mutantes qui assiègent la ville de Boston pendant une semaine. Que vient faire dans le récit cette intrigue secondaire de science-fiction ? Les sauterelles partent comme elles sont arrivées sans qu’on puisse expliquer le phénomène. La façon dont s’en tire l’auteur pour justifier leur apparition est très peu convaincante et scientifique. Est-ce une tentative de sa part de faire le mariage entre le fantastique et la science-fiction ? Cette symbiose est-elle vraiment possible ? Le moins qu’on puisse dire est que le mariage n’a pas été consommé, car ces deux intrigues ne s’interpénètrent pas et sont essentiellement autonomes l’une par rapport à l’autre. L’épisode des sauterelles me semble donc tout à fait gratuit car il ne s’insère pas dans l’économie du roman.
Mais il n’y a pas que des défauts dans le roman de Michel Bélil. Ainsi la description des lieux est fort bien rendue, grâce à une connaissance solide des villes ou des quartiers qu’il dépeint. Il a déjà séjourné à Boston comme il a hanté le Vieux Québec et cela se sent dans son récit. L’authenticité des lieux ajoute à la vraisemblance et à la crédibilité du récit. En outre, il maîtrise l’écriture et emploie presque toujours la formule juste pour dire ce qu’il veut exprimer.
Greenwich constitue une allégorie sur le temps qui passe, qui glisse inexorablement entre ses doigts. Le fait d’avoir mis en scène un personnage qui vieillit dix fois plus vite que ses semblables place le roman sous le signe du fantastique mais le problème de bas, le vieillissement, est un thème universel et courant dans la littérature générale. Ce thème majeur renouant avec la tradition classique de la littérature fantastique se trouve d’ailleurs confirmé par le choix du titre qui, en plus d’être le nom du héros, fait référence à la petite ville d’Angleterre où est situé le méridien d’origine.
Nonobstant la description fidèle de Boston et l’intérêt de son passé historique, il me semble que l’auteur aurait joui de plus de possibilités de relancer l’action s’il avait orienté la fuite de son personnage vers le lieu précisément qui aurait pu lui fournir une solution, ou à tout le moins, une réponse à ce vieillissement accéléré. Au lieu de cela, Greenwich fuit vers Boston, puis Atlanta. Pourquoi pas San Francisco ou Los Angeles, puisque la fuite n’a pas de but, sinon mettre le plus de distance entre lui et ses fantômes? En sachant ce qu’il fuit et en ayant une idée sur sa destination, Greenwich représenterait plus adéquatement l’inexorabilité du destin et de l’existence qui est la sienne. La fuite aveugle que l’auteur lui prête n’a aucune résonnance symbolique.
En somme, Greenwich recèle de bons éléments mais il y manque un effort de réflexion supplémentaire qui aurait permis de structurer toutes ces données en une problématique sur l’existence humaine et sur le cheminement inéluctable vers la mort. De plus, Michel Bélil aurait dû élaguer son texte dans la deuxième partie comme l’éditeur le lui avait demandé d’ailleurs pour la troisième partie. Notamment, l’épisode des sauterelles mutantes (cette nouvelle dans la nouvelle) aurait dû être éliminé.
Cependant, malgré les réticences que j’entretiens face à Greenwich, je ne serais pas étonné le moins du monde que ce soit le livre de Michel Bélil qui se vende le mieux. Une large diffusion, une bonne mise en marché et la réputation d’un éditeur établi aident souvent plus la vente d’un livre que la qualité intrinsèque de l’oeuvre. La preuve est que Greenwich se vendra dix fois plus que Déménagement et pourtant…
Michel Bélil, Greenwich, Montréal, Leméac (Roman québécois, 51), 1981, 230 pages.
Claude JANELLE