Négovan Rajic, Propos d’un vieux radoteur (Fa)
Alors que Les Hommes-taupes de Négovan Rajic appartenait plutôt à l’univers de la science-fiction, Propos d’un vieux radoteur, son dernier livre, s’inscrit dans un monde fantastique. Pourtant, d’un livre à l’autre, la manière de l’auteur n’a pas changé et on reconnaît ce style simple, dépouillé et efficace. Mais alors que, dans le roman, Rajic brossait un tableau d’une société totalitaire semblable à celles qu’a décrites Kafka, dans le présent recueil de nouvelles l’auteur s’intéresse à l’obsession qui mine le personnage principal. En déplaçant son champ d’intérêt de la collectivité à l’individu et en créant un climat insolite, Rajic entre de plain-pied dans le fantastique.
La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, rappelle par son propos le roman de Normand Rousseau, Le Déluge blanc. Au coeur de l’obsession qui détruit ces deux personnages, se trouve l’image du rat, animal mythique qui inspire à la fois le dégoût et l’admiration à cause de son esprit ingénieux et rusé. Chez Rousseau, le rat prenait toutes sortes de significations qui constituaient la richesse du roman. Rajic situe à un niveau plus terre-à-terre l’obsession de son personnage, de sorte que les rats qu’il combat apparaissent plus réels. Il reprend finalement la lutte éternelle qui oppose l’homme à l’animal.
Le personnage principal est un grand propriétaire terrien qui dirige les destinées du hameau de l’Estrapade. Les paysans sont des métayers. Le Bienfaiteur mène une lutte acharnée contre les rongeurs qui pillent sa récolte, après avoir tenté de faire la paix avec eux. Il se retranche dans sa maison transformée en place forte et fait de ce combat une lutte pour sa survie. Cet affrontement dépasse vite le cadre d’une névrose personnelle et illustre la lutte des classes sociales.
Le Bienfaiteur considère que les paysans sont les complices des rongeurs puisqu’ils ne font rien pour les détruire et qu’eux-mêmes volent une partie de la récolte. Cette guerre prend donc l’allure d’un combat entre celui qui possède et ceux qui n’ont rien. Et pourtant, le propriétaire terrien a autant besoin de ses paysans que ceux-ci ont besoin de lui pour vivre. Même si cette lutte qu’il ne saurait jamais gagner définitivement lui pèse, le Bienfaiteur sait très bien que c’est elle qui le maintient en vie et donne un sens à sa vie.
Par cette fable sociologique, Négovan Rajic critique quelques institutions, dont la Justice. Il raconte pendant plusieurs pages le procès que le Bienfaiteur fait à un rat pris en flagrant délit de rapines. Il s’agit en fait d’un simulacre de procès, puisque le Bienfaiteur joue à la fois le rôle du président du tribunal, du procureur de l’Estrapade, de l’avocat de la défense et du greffier.
Même si « Propos d’un vieux radoteur » fait un peu moins de cent pages, la nouvelle m’a parue longue et répétitive. Le narrateur n’a pas volé son surnom de radoteur. De plus, l’image du rat a été surutilisée depuis quelques années. Rajic en fait une application sociale intéressante, mais la partie descriptive de la nouvelle – construction de pièges, massacres de rats, etc. – qui donne lieu à des scènes hyperréalistes, ne renouvelle pas le genre. On a l’impression d’avoir déjà lu ces passages quelque part.
Dans « Une histoire de chiens », nouvelle qui a remporté le prix littéraire Air Canada en 1980, le narrateur se prend d’affection et éprouve de la pitié pour quelques chiens qui font un numéro de dressage sur la place publique. Cette nouvelle dénonce la bêtise des hommes qui veulent que les bêtes agissent comme eux.
Monsieur Réglet, directeur du chenil Beau Rivage, prétend qu’il fera parler un chien. Il dompte ses chiens en les terrorisant, en leur infligeant des supplices alors que « pour apprendre quelque chose aux bêtes, il faut les traiter avec amour, les respecter, les comprendre » comme dit une vieille dame indignée par le traitement que M. Réglet fait subir à ses bêtes. Un jour, on trouve le dompteur dévoré par ses chiens. Le narrateur ne peut chasser ce fait divers de son esprit, trois ans après cet événement. Picot, un des chiens du dompteur, l’a adopté et le suit partout, mais il est le seul à le voir. Il doit apprendre à vivre avec ce spectre.
Dans « Trois Rêves », Rajic raconte les derniers instants d’un obscur fonctionnaire qui a le sentiment d’avoir raté sa vie, de n’avoir pas su profiter des moments privilégiés qui passaient. On ne connaît pas son nom. Il est anonyme comme il se doit. C’est le sous-locataire du quatrième. Au seuil de la mort, il repasse les instants heureux qu’il a vécus et revient sur les lieux qu’il a fréquentés dans sa jeunesse. Cette évocation du passé, cet étirement du temps qui permet de vivre en une seconde tout un pan de souvenirs, rappellent une nouvelle du recueil d’André Carpentier, Du pain des oiseaux.
Rajic fait preuve d’une sensibilité frémissante et d’une tendresse pour ce personnage anonyme, médiocre mais attachant. Il représente des milliers de gens qui ont vécu une existence semblable et dont Alexandre Chenevert est le représentant par excellence. Rajic dédramatise le passage de la vie à la mort en la considérant comme un instrument de liberté. À la fin, son personnage rêve qu’il vole, et une femme qui passe par là dit à son enfant « Regarde là-haut, un cerf-volant s’est échappé ». Image suprême de la liberté retrouvée, de l’âme qui se déleste du poids du corps.
La meilleure nouvelle du recueil demeure, à mon avis, « Terre d’aucun homme ». C’est la seule qui ne soit pas vraiment fantastique, même si l’auteur raconte encore une fois l’histoire d’une obsession. En quelques pages, il ramasse le récit d’une vie détruite par le moule de la normalité cher à la société humaine.
Pierre R. est un soldat qui, un matin, sur la bande de terre qui sépare sa tranchée de celle de l’ennemi, voit un homme jetant de la semence afin de redonner à ce no man’s land sa fertilité d’antan. Cette vision optimiste disparaît au bout de quelques instants. Quand Pierre R. raconte ce qu’il a vu à ses supérieurs, puis aux médecins, on le croit fou. Il passera sa vie en institution psychiatrique.
Mais, avant de mourir, il verra dans une revue une photo coiffée de cette légende « Bientôt, première moisson sur un ancien champ de bataille ». Cette photo lui donne raison contre tous. Il sait qu’il n’a pas imaginé le semeur. Personne n’était prêt à cette époque à recevoir ce message d’espoir, cette image remplie d’optimisme. Pierre R. se singularisait, il ne voyait pas la même chose que la majorité de ses compagnons d’armes.
Le récit de Rajic dégage une assurance, une force tranquille. Pierre R. ne se révolte pas contre son sort. Et quand la photo confirme sa vision, une calme sérénité envahit les dernières lignes du récit et nous ancre dans la conviction que rien ne peut briser l’homme qui croit fermement en quelque chose. Cette nouvelle est sans doute la plus optimiste et la plus lumineuse du recueil, nonobstant la victoire finale de chaque personnage sur lui-même. En effet, chacun réussit à apprivoiser son obsession, à lui donner un côté positif ou à en faire le centre de sa vie, comme le Bienfaiteur. Dans chaque cas aussi, le personnage tourne à son avantage ou déjoue les règles des institutions qui, quoi qu’on en dise, ne répondent pas adéquatement aux besoins de l’homme.
Négovan Rajic est un écrivain qui défend l’individualité en s’opposant aux systèmes qui reposent sur la normalité et le conformisme. En dernier ressort, l’individu triomphe du système qui l’a encadré pendant toute sa vie. L’auteur réclame pour chacun le droit à ses obsessions, puisque ce sont souvent ces idées fixes, ces lubies, ces fantômes intérieurs, qui constituent la raison d’être de chacun. Enlevez les rats au Bienfaiteur, et il meurt. Picot le chien tient compagnie au personnage de « Une histoire de chiens » et meuble sa solitude. L’image du semeur, qui a causé l’internement de Pierre R., n’en demeure pas moins une bouée à laquelle il s’accroche désespérément.
Voilà pourquoi le fantastique de Négovan Rajic parvient à nous toucher et à nous émouvoir dans sa simplicité même et par son côté quotidien, en dépit du fait que les décors vieillots ou rétro donnent un petit air passéiste à l’ensemble. En revanche, les thèmes de ces nouvelles qui sont autant de récits de la folie ordinaire sont résolument modernes.
Propos d’un vieux radoteur par Négovan Rajic. Montréal, Le Cercle du Livre de France, 1982, 207 p.
Claude JANELLE