Alix Renaud, Dix secondes de sursis et Le Mari (Hy)
Alix Renaud ne fait pas partie de la phalange des auteurs québécois vraiment spécialisés en SF et en fantastique. Il lui arrive cependant, à l’occasion, d’en écrire. Il y a quelques textes dans Le Mari et dans Dix Secondes de sursis, deux recueils publiés respectivement en 1980 et 1983. Quant à Merdiland, ce n’est pas à proprement parler un récit de SF, même si l’auteur situe l’action en 1996, dans un pays imaginaire. Il s’agit tout de même d’une dystopie.
Le décor n’a rien de futuriste, l’auteur s’étant plutôt attardé à brosser un portrait des moeurs sociales des merdilanais. Son but premier est la satire, de sorte qu’aucune raison particulière ne le forçait à situer son récit dans un proche avenir. Ce détour par le futur ne constitue qu’un moyen littéraire d’éclairer le présent. Merdiland, en effet, est le symbole d’une société oligarchique qui cache sa pauvreté matérielle et intellectuelle derrière la façade de la consommation. Le credo idéologique des habitants est le suivant : « Chez nous, acheter est un devoir social. Chacun de nous, du plus grand au plus petit, du ministre au balayeur des rues, du poète officiel au clochard, chacun de nous est un pilier de l’économie nationale. »
La situation décrite par l’auteur évoque celle qui existe dans des petits pays comme Haïti, dont Alix Renaud est originaire. La société merdilanaise nous est présentée par Louis Dumas, sorte de Candide égaré dans la capitale de ce petit pays isolé politiquement, Chrisdecoin. Le voyageur découvre qu’il existe deux classes, les dirigeants appelés chrisdecoînois, et le bon peuple des travailleurs, les chrisdecons. Dès l’âge de sept ans, chacun choisit son métier et il est conditionné à l’exercer toute sa vie. Tout est uniformisé et tout le monde n’a qu’un but dépenser de l’argent et de l’énergie. La télévision, sous le contrôle de l’État, sert à endoctriner le peuple et à l’entretenir dans son ignorance. Merdiland s’est donné les moyens de prévenir la révolution, l’agitation et les troubles sociaux.
La seule symbolique des noms montre déjà à quel point la satire de Renaud peut être féroce. Elle s’exerce aussi sur les comportements des merdilanais et tourne en dérision les modes qui reposent sur des valeurs artificielles. Le propos est d’actualité et ne concerne pas que les républiques de bananes. Toute la société de consommation est visée par le petit roman satirique d’Alix Renaud. Les chrisdecons sont subordonnés à la religion de l’Achat et au dieu de l’Automobile. Ils se soucient plus de l’avoir et du paraître que de l’être. Ce sont des zombies dépourvus de toute vie intérieure et rendus inoffensifs par la drogue et la consommation.
À cet égard, la fiction d’Alix Renaud rejoint, par le ton mordant et par les thèmes abordés, un bon nombre des nouvelles de Jean-Pierre April. La différence la plus notoire entre ces deux auteurs se situe au niveau de l’environnement physique dans lequel évoluent les personnages. Le décor de SF est réduit au strict minimum chez Renaud tandis qu’il est au centre même des préoccupations d’April, qui n’en fait pourtant pas une fin en soi.
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Contrairement à son compatriote Émile Ollivier, Renaud ne recrée pas son pays d’origine dans ses textes de fiction. Ses personnages n’ont de nationalité que par la force des choses. Ce qui intéresse l’auteur, c’est l’individu en tant qu’être unique ou comme représentant de l’espèce humaine.
Toutefois, cette appartenance au pays de Bébé Doc se manifeste dans l’écriture et dans les thèmes religieux qui disent la culture haïtienne, Le Mari n’a rien d’un voyage exotique dans cette île des Caraïbes, car la plupart des nouvelles de ce recueil ont un cadre universel et cherchent à peindre la condition humaine, sous quelque latitude que ce soit. Ainsi les nouvelles de Renaud tournent le dos à la folklorisation des coutumes haïtiennes, même la dernière, « Rétrogénésie », qui est la seule à être nommément située en Haïti. Le recueil constitue un bel exemple de livre en dents de scie, dans lequel on trouve le meilleur et le pire. Le meilleur réside dans l’ironie grinçante dont fait preuve l’auteur dans son entreprise de dénonciation farouche de l’injustice sociale et de déshumanisation. Bref, ce sont les textes de science-fiction et de fantastique. Le pire se trouve dans les nouvelles obscures aux prétentions poétiques, et surtout métaphysiques. Dans ces nouvelles, le poète baîllone le conteur, et c’est le lecteur qui fait les frais de cette lutte d’influence. Je m’en tiendrai au meilleur.
« Obsession » raconte l’asservissement d’un homme, subjugué… par sa main droite, qui finira par l’étrangler une nuit parce qu’il a douté d’elle, en évitant de se raser un matin. Ce thème fantastique est bien exploité, l’effet de surprise maintenu jusqu’à la fin. Mais « Rétrogénésie » est supérieur en originalité le héros en est condamné à rajeunir ou à vieillir à rebours. L’humour l’emporte sur le tragique, dans ce texte. Dans « Le Microcosme », Renaud situe d’emblée le récit dans une ambiance de SF classique une équipe de savants tente d’entrer en communication avec un micro-organisme logé dans le corps d’un homme , ce micro-organisme représente un univers peuplé d’êtres raisonnables, et peut développer une formidable énergie. Ce récit illustre les limites de l’homme et de la science et constitue une leçon d’humilité. « Jehan-427-XL-P2 » est encore plus désespérant, car il conclut que l’Histoire se répète inlassablement. Après s’être affranchie d’un tyran, l’humanité tombe sous le joug d’un autre Jacques remplace le Maître et devient aussi despotique. Dans cet univers de SF, les allusions à l’Ancien et au Nouveau Testament (le prophète, la croix), sont nombreuses.
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Dix Secondes de sursis compte onze nouvelles dont six ont déjà été publiées dans Le Mari. Je m’attarderai plus spécifiquement aux deux textes de SF et à la nouvelle fantastique.
Celle-ci présente une variation sur le thème de Faust. Un guérisseur et charlatan à la petite semaine reçoit la visite d’un certain Monsieur D. qui l’aidera à guérir les malades, lui attirant ainsi gloire et fortune. Mais un jour le guérisseur va à l’encontre de la volonté du Diable il n’avait pas compris que l’exercice du Mal, comme celui du Bien, obéit à des principes, et cela le perdra. On le voit, Renaud aime confondre ce qui semble s’opposer.
Dans « Phobos », un savant réussit à déchiffrer le système de contrôle d’un vaisseau spatial en orbite autour de Mars et abritant des extraterrestres cryogénisés. Sans s’en rendre compte, le savant déclenche le processus de réveil, prévu pour seulement trois mille ans plus tard, au moment où la planète Mars serait habitable. Cette nouvelle, écrite en 1975, est fort bien menée ; l’auteur fait participer le lecteur au processus de décodage. On pense parfois à la scène finale de Rencontre du troisième type, quand les terriens entrent en contact avec les extraterrestres au moyen de signaux musicaux. Là s’arrête toutefois la comparaison, car la science, chez Renaud, est perçue comme un savoir néfaste qui perturbe l’ordre du cosmos. Dans « Dix Secondes de sursis », le message est le même l’univers est un vaste corps organique dont les planètes sont les cellules, les satellites artificiels envoyés par l’homme dans l’espace sont des microbes contre lesquels l’organisme développe des anti-corps.
Alors que les récits de SF ont généralement pour effet de mettre l’être humain au centre de l’univers ou dans une position privilégiée dans ses rapports avec le cosmos, les nouvelles d’Alix Renaud le ramènent à des dimensions infinitésimales l’homme ne contrôle rien et n’a aucune idée des conséquences de ses actes.
Les textes de Renaud ne laissent pas indifférent. L’auteur suscite même la controverse dans certains de ses textes réalistes ou poétiques ils ne manquent pas de caractères misogynes et phallocrates, et on pourrait remettre en question leur morale dangereusement réactionnaire sur des sujets aussi graves que le viol ou le mariage. L’une des qualités de l’écrivain est cependant d’avoir la délicatesse de mettre fin à ses nouvelles quand il a dit tout ce qu’il avait à dire c’est un invité qui ne cherche pas à s’incruster… La production éclectique d’Alix Renaud lui désigne donc une place aux côtés des Normand Rousseau et Negovan Rajic dans le SF et le Fantastique québécois.
Bibliographie
Merdiland, Le Temps Parallèle, 1983, 68 p.
Le Mari, Sherbrooke, Naaman, 1980, 91 p.
Dix Secondes de sursis, Sainte-Foy, Laliberté, 1983, 135 p.
Nouvelles fantastiques
« Obsession », in Le Mari, et Dix Secondes de sursis.
« Rétrogénésie », idem.
« Diable en tête », in Dix Secondes de sursis.
Nouvelles de SF :
« Le Microcosme », in Le Mari et Dix Secondes de sursis.
« Jehan-427-XL-P2” in Le Mari.
« Phobos », in Dix Secondes de sursis.
« Dix Secondes de sursis », in Dix Secondes de sursis.
Claude JANELLE