Aude, L’Assembleur (Fa)
Elle a l’air d’une sorcière avec ses longs cheveux épais gui lui font une tête immense. Et quand on sait qu’elle écrit du fantastique, le portrait peut paraître encore plus impressionnant. Ce n’est pourtant pas un fantastique canonique que pratique Claudette Charbonneau-Tissot qui utilise le pseudonyme d’Aude pour signer L’Assembleur.
Dans ce texte que l’éditeur baptise abusivement « roman » – ce récit est somme toute très court –, le fantastique est utilisé de façon moderne. En outre, son association avec le thème de l’ordinateur indique bien la tendance actuelle du fantastique à pénétrer le territoire de la SF, contribuant ainsi à un mélange des genres parfois très enrichissant.
Le roman d’Aude est cependant fantastique, la dimension SF qu’il aurait pu comporter étant tout à fait ratée. L’ordinateur qui devait devenir l’instrument de vengeance de Jean-François, dit l’Assembleur, n’est pas très convaincant en tant que manipulateur des pensées et images d’Alexandre, le père. Il apparaît plus comme une métaphore du pouvoir qu’il peut exercer sur l’homme que comme un instrument réellement opérationnel qui peut contrôler le subconscient d’Alexandre.
Chose curieuse, même si cette relation entre les événements et l’usage de l’ordinateur apparaît forcée et tirée par les cheveux, le roman n’en souffre pas. C’est bien là la meilleure preuve que nous sommes en face d’un récit fantastique et non de SF.
Que raconte ce roman ? C’est l’histoire d’un adolescent de dix-sept ans qui en veut à son père de l’avoir quitté, lui et sa mère, dix ans plus tôt. Jean-François est resté traumatisé par ce départ, ayant souffert d’un manque d’affection paternelle. Aussi, a-t-il décidé de se venger en programmant son ordinateur de telle sorte qu’il puisse prendre le contrôle de l’esprit d’Alexandre. Jean-François est encouragé par sa mère qui en a gros sur le coeur à l’endroit de son mari. Alexandre est de plus en plus sujet à des hallucinations qui lui rappellent les événements douloureux de son divorce. Il est rongé par la culpabilité et le remords mais il cherche aussi à défendre ses choix. Alexandre est au bord de la folie, à la merci de son tortionnaire. Finalement, le père et le fils se réconcilieront mais la mère ne veut pas faire de quartier. Elle aussi a cependant des choses à se reprocher au sujet de son attitude envers ses jumelles. Elle n’a jamais accepté qu’elles soient deux et a songé à les supprimer pendant sa grossesse. Celles-ci, en réaction à l’hostilité de leur mère, se sont enfermées dans un mutisme profond. Elles ont des comptes à régler avec leur mère.
Ce récit a donc pour trame de fond les relations tendues et difficiles entre les différents membres d’une famille secouée par le départ du père. L’auteure analyse avec beaucoup de justesse et de finesse les enjeux qui sont au coeur des choix de chacun des personnages. Alexandre a quitté sa femme et ses enfants parce qu’il se sentait étouffer dans sa routine familiale. Erika reproche pour sa part à son mari de l’avoir forcée à abandonner ses études au moment de sa première grossesse.
Aude aborde ici des sujets très actuels comme le choix que doivent faire les femmes entre la carrière professionnelle et la maternité, le partage des rôles, la liberté individuelle à l’intérieur du mariage, la réussite sociale, l’épanouissement et les responsabilités parentales. Les relations entre les êtres ne sont pas aussi claires que peut le laisser croire le résumé ci-haut. Il y a dans le sentiment que nourrit Jean-François à l’égard de son père un mélange de haine et d’admiration. Il le déteste parce qu’il l’a abandonné, parce qu’il l’a privé de son affection mais il l’admire aussi parce qu’il a su préserver sa liberté et assumer son choix.
L’auteure ajoute aussi à cette relation père/fils une dimension homosexuelle qui devient manifeste quand le fils tente de faire payer à son père le prix de sa trahison en l’humiliant. Le combat que se livrent Jean-François et Alexandre est très touchant et nous remue jusqu’au plus profond de nous-mêmes car il est foncièrement humain. Le personnage de la mère apparaît un peu moins intéressant car il n’évolue à peu près pas, il reste sur ses positions. Erika projette l’image d’une femme aigrie, qui ne trouve aucune compassion parce qu’elle a trop souffert. Alexandre n’avait pourtant pas le beau rôle au début : c’était lui le salaud qui tournait le dos à ses responsabilités familiales. Or, à cause de son entêtement et de son amertume sans cesse remâchée, c’est Erika à la fin qui devient antipathique.
Le fantastique se manifeste dans ce récit quand le réel quotidien d’Alexandre est perturbé. Expression du remords qui le taraude ou intervention directe de Jean-François qui agit sur son esprit ? Quoi qu’il en soit, le réel est trafiqué et la nouvelle compagne d’Alexandre est là pour en témoigner. Celui-ci n’est donc pas le jouet d’hallucinations. Le réel cède de toutes parts sous la poussée de l’irrationnel. D’abord ténu, ce fantastique se précise de plus en plus et, à la fin, les personnages qui assistent au procès symbolique d’Alexandre sont réellement présents dans son appartement.
L’auteure réussit à imposer un climat très dense à mesure que le récit chemine vers son dénouement. Le symbolisme des images devient de plus en plus clair et leur violence contribue à alimenter une tension presque insoutenable. Images percutantes comme celle-ci (c’est Erika qui raconte) : « Alexandre a reculé sa chaise jusqu’au mur, mais il ne peut detacher son regard de mon sein. C’est une main qui en sort. Une main de femme. Puis un avant-bras. Qui s’allonge. S’allonge. Vers Alexandre qui cherche à s’enfoncer dans le mur. Mais la main le saisit, l’empoigne férocement et l’entraîne vers mon sexe. La tête d’Alexandre vient buter violemment contre mes os. Une douzaine de fois. À chaque coup, je crie, à pleine gorge.« Que sais-tu de moi ? que sais-tu du mal en moi ? » Je saigne. » (p. 106).
On aura remarqué dans cet extrait qui exprime le caractère excessivement possessif d’Erika que les phrases sont très courtes. Cette écriture traduit en fait le langage machine de l’ordinateur par lequel tous les événements sont médiatisés. C’est là qu’ultimement, son utilisation dans le récit trouve sa justification. Cette écriture se trouve tout à fait à l’opposé de celle qu’utilisait l’auteure dans Contes pour hydrocéphales. Dans ce recueil de nouvelles fantastiques, la narration ne ménageait aucun paragraphe, afin de rendre compte de l’atmosphère étouffante et fermée qui pesait sur ces fictions.
Claudette Charbonneau-Tissot prouve donc, avec L’Assembleur, sa capacité d’adapter son écriture à son sujet avec un talent remarquable, n faut souligner aussi le découpage du récit qui nous présente successivement le point de vue de Jean-François, d’Alexandre et d’Erika, points de vue qui se complètent, se contredisent, s’enrichissent mutuellement. Cette pluralité des voix narratives garantit au roman une interprétation ouverte et multiple des événements et renforce, à mon avis, le climat fantastique du texte en établissant hors de tout doute le caractère réel des scènes qui sont racontées, ce que le texte autrement ne saurait établir.
L’Assembleur, qui est le fruit d’une maîtrise en création littéraire entreprise par Aude à l’université Laval, est un petit roman qui pèse lourd dans son oeuvre. Il ne se disperse pas dans le verbiage oiseux, dans des considérations secondaires qui n’apporteraient rien au propos principal. Malgré sa concision remarquable, on n’a jamais l’impression que des questions importantes ont été oubliées. L’auteure, qui est encore assez peu connue, se révèle comme l’une des voix féminines les plus importantes de sa génération.
Aude, L’Assembleur, Montréal, Le Cercle du Livre de France, 1985, 157 p.
Claude JANELLE