Carmen Marois, L’Amateur d’art (Fa)
Carmen Marois est le premier auteur inconnu du milieu de la SF et F à être édité dans l’une des deux collections dirigées par Norbert Spehner au Préambule. L’Amateur d’art est son premier recueil et aucune des nouvelles fantastiques qui le composent n’a fait l’objet d’une publication dans les revues « mainstream » ou spécialisées. C’est peut-être le signe que les éditions le Préambule commencent à élargir leur audience et à devenir ce foyer de rassemblement des écrivains de SF & F qu’elles voulaient être au moment de la création de ses deux collections spécialisées. La parution de L’Épuisement du soleil d’Esther Rochon, à cet égard, est assez significative.
Carmen Marois est née à Montréal en 1951. Elle vit en France depuis quelques années. Plusieurs de ses nouvelles ont pour cadre de petites villes de province tranquilles dont l’atmosphère rappelle celle des romans de Georges Simenon. Ceux qui ont vu Les Fantômes du chapelier de Claude Chabrol savent de quoi je parle. Le milieu social est celui d’artisans pauvres ou modestes et leur vie s’écoule lentement, à l’abri des grandes questions d’actualité qui agitent le monde. On pourrait même croire que ses personnages vivent en marge des problèmes sociaux mais ce serait généraliser un peu trop vite.
Certaines réalités sociales sont au coeur même de la problématique fantastique de quelques nouvelles. Le recueil s’ouvre sur une nouvelle intitulée « La Double Vie de Juan Abatiello », qui intègre deux éléments sociologiques importants : le problème de l’intégration des immigrés et celui du chômage. Juan résout ces deux obstacles qui bouchent son horizon en vivant dans un univers qui échappe à ces contingences. Dès qu’il entre dans son wagon désaffecté, celui-ci se remet à vivre comme autrefois. Le passé devient le refuge privilégié de Juan devant un présent désespérant.
À divers titres, le présent est d’ailleurs insatisfaisant dans les nouvelles de Carmen Marois. Ses personnages ont souvent la nostalgie du passé qui correspond à une époque plus heureuse de leur vie. Le personnage de la vieille Angélique, dans « Le Cerceau rouge », envie la petite fille qu’elle rencontre dans le parc. Or, il s’agit de la même Angélique quand elle avait cet âge, signe annonciateur de la mort prochaine.
Toutefois, la réalité, si elle est parfois et souvent décevante, n’est jamais invivable au point de la croire préférable à la mort. Un pauvre type comme celui de « La Loterie », qui a tout perdu dans la vie, sa femme, sa fille et son argent, qui aspire à en finir avec cette déchéance, se cramponne désespérément à la vie quand la mort se présente sous les traits d’une vieille femme difforme.
Le fantastique de Carmen Marois ne vise pas d’abord à susciter l’horreur ou l’effroi, à faire dresser les cheveux sur la tête. Il a plutôt une fonction sociale ou morale, ce qui fait qu’il emprunte volontiers à d’autres genres : le récit policier, l’étude de moeurs, la chronique sociale.
Dans « La Règle du jeu », l’auteur met en scène un jeune Américain, George Woodrow, qui fait de l’auto-stop dans un coin reculé de l’Europe. Deux routiers le recueillent, qui se sont donné pour mission de faire disparaître les jeunes Américains qu’ils croisent au hasard. La xénophobie et l’antiaméricanisme constituent des traits de société que révèle crûment cette nouvelle, qui tient d’avantage du récit policier que de la littérature fantastique. Et parce que le ton du récit évolue dans ce registre, on est d’autant plus sensible au fait que l’écriture manque de rythme, qu’elle aurait gagné à être beaucoup plus resserrée.
Par contre, dans les nouvelles qui présentent des tranches de vie de petites villes, ce rythme lent et attentif aux êtres et aux choses convient parfaitement. La meilleure nouvelle me semble, à cet égard, « La Peau ». Elle participe de la chronique sociale et de l’étude de moeurs tout en présentant le fantastique sous un aspect positif.
Dans une petite communauté de province, Abraham Apfelbaum exerce le métier de tailleur. Il a un don particulier : il n’habille pas les corps, mais déshabille les âmes. Don terrifiant pour ceux qui cachent des choses honteuses derrière une belle personnalité de façade. Ceux-ci sont vite démasqués et partent sans demander leur reste.
Il pourrait y avoir quelque chose de foncièrement fasciste dans cette contrainte qui force les citoyens de cette ville à prouver en quelque sorte leur pureté d’âme, la visite chez le tailleur étant pour ainsi dire obligatoire. L’auteure évite cependant de tomber dans le travers du terrorisme moral en n’utilisant pas le don d’Apfelbaum à des fins justicières. Ainsi, quand le vieux tailleur juif habille le notaire Jenkins, il ne se doute pas de ce qu’il lui adviendra. Il n’est pas animé par la vengeance. Le fantastique est au service du bien et du bonheur alors que l’avènement du fantastique a plutôt une connotation funeste ou maudite dans le fantastique gothique.
« Quatuor » en est un autre exemple. La narratrice habite un immeuble voué à la démolition. Chaque soir, elle a droit à un concert privé qui égaie son existence. Or, elle se rend compte un jour que l’appartement d’où provient la musique est inhabité depuis longtemps. Qui a peur du fantastique ? En tout cas, pas Carmen Marois qui s’emploie à démystifier son côté sanglant, À désamorcer son irruption horrifique.
Le fantastique peut même devenir une voie toute indiquée pour se refaire une autre vie comme on l’a vu pour Juan Abatiello ou pour Léon Coud dans « L’Amateur d’art ». Ce collectionneur de tableau est fasciné par une peinture qu’il découvre dans une vieille boutique. La scène peinte par l’artiste l’obsède tant que son comportement envers sa femme change. Léon n’aura de cesse qu’il n’ait rejoint la femme de la toile qui attend quelque chose ou quelqu’un sur le seuil de la chaumière, afin de faire son bonheur.
Cette nouvelle généreuse est aussi une merveilleuse métaphore sur l’art qui constitue une invitation au renoncement et au dépassement de soi, sollicitant ce qu’il y a de meilleur en l’Homme. Dans « Ragtime », c’est la musique qui joue ce rôle, recréant une ambiance de plénitude qui dissipe la solitude du vieux marin Kovalski.
Si la peinture de moeurs finement esquissée par l’auteure est souvent légère et enjouée, elle est imperméable à l’humour, à une exception près. « Une vie de chien » est un texte qui a l’air de rien, mais il cache une ironie sous-jacente au propos apparemment anodin. L’auteure décrit avec un humour féroce un rapport dominant/dominé qui subit un renversement spectaculaire.
Un homme et une femme vivent ensemble depuis quinze ans. Un jour, le mari se transforme en chien et l’épouse, ne trouvant plus son mari, s’attache au chien. Dolorès s’épanouit, reconquiert son autonomie tandis que le chien est heureux de rester â la maison à l’attendre. Auparavant, elle était sa femme…, maintenant, elle est sa maîtresse. Il y a de quoi convaincre les femmes de ne jamais se marier : elles pourront conduire leur homme comme un toutou ! Une belle leçon de féminisme joyeux !
On aura compris, je crois, que L’Amateur d’art présente, à travers douze nouvelles, une variété intéressante de sujets et de genres. Le style est agréable, sans affectation comme les personnages simples et modestes que décrit Carmen Marois. La progression dramatique est assez bien menée, encore que l’on pressente longtemps à l’avance le dénouement de la plupart des nouvelles.
Le talent certain de Carmen Marois réside plutôt dans l’évocation de l’atmosphère d’un lieu, du climat social d’une ville, de la personnalité d’un individu. Plusieurs nouvelles reposent sur des situations classiques déjà maintes fois exploitées mais l’auteur sait leur ajouter un détail original qui modifie la perception habituelle. Je pense ici plus particulièrement à la nouvelle qui donne son titre au recueil.
Je remarque cependant – faut-il en attribuer la responsabilité à l’auteure ? – plusieurs fautes d’orthographes ou de typographie. Il y en a une dans la première phrase de la dernière nouvelle qui mérite d’être soulignée car elle est cocasse : « Le cerveau roula aux pieds d’Angélique, heurta le banc sur lequel elle était assise et tomba. » Nouvelle horreur ? Que non ! Il faudrait plutôt remplacer « cerveau » par « cerceau ».
En outre, il est rare que je commente l’illustration qu’on trouve sur la page couverture d’un livre, étant plutôt conciliant sur ce point. Mais cette fois-ci, je ne peux me taire. Les personnages de Kristina Mindszenti n’entretiennent aucun rapport avec ceux de l’univers de Carmen Marois. On les dirait échappés d’un camp de concentration nazi. Se pourrait-il que cette illustration, par ailleurs belle en soi, ait été destinée à un autre livre ? Après avoir lu L’Amateur d’art, je ne m’étonne plus de rien.
Carmen Marois
L’Amateur d’art
Longueuil, Le Préambule, 1985, 188 p.
Claude JANELLE