Daniel Sernine (anth.), Aurores boréales 2 (SF)
Deux ans après Norbert Spehner, Daniel Sernine présente à son tour une sélection de textes connus et inédits dans l’anthologie de SF du Préambule, Aurores Boréales. Dans son avant-propos, l’anthologiste explique clairement ses choix. Il ne prétend pas représenter par cette sélection toutes les tendances de la SFQ, pas plus qu’il ne prétend avoir réuni les dix meilleurs auteurs. Son choix repose sur des goûts personnels et il faut lui reconnaître le courage de l’admettre. Il affirme aussi sa personnalité en présentant tour à tour les auteurs avec chaleur et aménité.
Commençons donc par les textes inédits qui comptent pour la moitié mais qui, en termes de pages, représentent environ 65 % de l’anthologie. « Le Jeu cyclique (marelle, voyages récurrents, des coquilles de nautilus » d’Élisabeth Vonarburg est une nouvelle importante dans la démarche créatrice de l’auteure car elle fait le lien – et brillamment – entre le cycle du Pont du froid et celui de Baïablanca.
La jonction entre ces deux univers sa fait par l’entremise de Talitha, la Voyageuse. Elle se rend compte en effet qu’avec le temps, ses voyages la ramènent périodiquement aux mêmes endroits. Ainsi, elle aboutit trois fois à Baïablanca, à différentes époques de la dégénérescence de cette société. La troisième fois, elle ne peut plus quitter cet univers parce qu’il n’y a aucun substitut au Pont. La boucle paraît bouclée, de la Terre à la Terre. Mais elle rencontre un peuple primitif constitué des descendants directs et indirects des artefacts, ces statues sculptées biologiquement à l’image des humains. A-t-elle vraiment fini d’explorer le monde ? La dernière phrase fait référence à l’image du nautile : elle est une invitation à connaître et à explorer d’abord notre monde intérieur avant de rechercher l’autre univers si différent. Talitha revient finalement aux sources, au sens premier du voyage. « Connaît-toi toi-même. »
Tout parle de spirale, de mouvement nautile) dans ce récit, comme ce mouvement qui entraîne la Voyageuse au plus profond d’elle-même à l’image de la bête qui habite le coquillage. Et le lecteur, en suivant la production d’Élisabeth Vonarburg, a l’impression de faire le même trajet au coeur de l’oeuvre. Ce texte est dense et quelques explications sur l’organisation sociale des arevags et des hendemados, notamment, apparaissent laborieuses. C’est néanmoins fascinant de voir une oeuvre in progress. Si c’est le prix à payer, il n’est pas trop élevé.
« L’Incident Chicago » de Jean Dion constitue son troisième texte en 1985. Année faste pour cet auteur qui a peu publié jusqu’ici, mais dont chaque texte est important. C’est cela que le jury du Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois a voulu reconnaître en lui accordant une mention spéciale.
Le point de départ de la nouvelle de Dion fait inévitablement penser au décor du Carnaval de Sernine. On comprend dès lors pourquoi l’anthologiste a spontanément demandé ce texte à Dion. La reconstitution des différentes époques du passé à travers les étages souterrains des Catacombes de Chicago où circule le personnage principal, Thornbee, a cependant une fonction différente de celle de l’univers factice du Carnaval. Certes, les Catacombes ont pour but de tromper l’ennui des citadins qui, le jour, vivent à la surface de la ville. Toutefois, les participants de Dion ont la maîtrise de leur destin tandis que ceux de Sernine sont victimes de scénarios qui les dépassent et, souvent, les broient irrémédiablement. Et même si les Catacombes sont réservées à des privilégiés, elles peuvent s’ouvrir aux rescapés de la surface, comme cela se produit à la fin du texte. Paradis artificiel, élitiste, égocentrique, mais capable aussi de générosité, de compassion et d’amitié. Les sentiments n’y sont pas frelatés et manipulés comme dans l’univers carnavalesque. C’est la sensibilité différente de Jean Dion qui confère à sa nouvelle une originalité qui n’est pas apparente à première vue.
Francine Pelletier poursuit son exploration de l’univers d’Asterman dans
« La Rebellion de Toby Arden ». Elle fait alterner des séquences d’un soap opera de la télaz de Madox Mines avec le quotidien d’Élodie, une journaliste de cette colonie minière, avec le résultat qu’à la fin, lors de la dernière scène, on ne sait plus si elle a vraiment été prise en otage par un ouvrier intoxiqué par la télaz. On peut aussi supposer que son aventure est réelle mais que les producteurs de la série « Les Gens de Copernic » l’ont récupérée pour l’intégrer à un épisode du soap opera. Mais ce faisant, ils dévoileraient le caractère fabriqué de la fiction.
Il me semble que la structure de cette nouvelle présente un défaut de logique interne qui est incontournable, de quelque côté qu’on l’aborde. Au demeurant, le rapport entre l’imaginaire et la réalité est fort bien développé et soulève des questions que Jean- Pierre April a déjà abordées dans les simulacres qu’on retrouve dans Télé-Totalité. Le traitement de Francine Pelletier est cependant moins baroque.
« Manipulation » de Jean-François Somcynsky aborde la grave question des manipulations génétiques et de la disparition du libre arbitre. Les conséquences de ces modifications du code génétique sont posées avec lucidité mais l’auteur évite le débat de fond concernant l’éthique des scientifiques en résolvant le problème moral dans la couchette. Tout cela est secondaire, semble dire Somcynsky, puisque Waltor et Ani s’aiment. Chez lui, même la morale est subordonnée à l’amour, ce sentiment étant la panacée de tous les actes. La transformation d’Ani en homme ajoute une dimension intéressante à la relation qu’il (elle) entretient avec son maître et amant, le docteur Waltor. Mais la conclusion du récit, en tournant le dos au vrai problème, laisse le lecteur profondément insatisfait.
La nouvelle de Charles Montpetit raconte un habile coup monté dans le milieu des oeuvres d’art. « Nature morte » possède un bon rythme quoique l’intrigue me semble exagérément emberlificotée. Cela est sans doute un trait de la personnalité de l’auteur dont les textes ont d’abord une fonction ludique et ne s’embarrassent pas de préoccupations sociales ou métaphysiques.
Si ces textes inédits ont pour eux le plaisir de la découverte, les cinq autres offrent un plaisir différent mais tout aussi agréable. Ainsi, « Hypercruise » de Michel Lamontagne est une nouvelle qui gagne à être relue. Je réévaluerais mon appréciation à la hausse aujourd’hui si j’avais une note à lui attribuer. La passion absolue et le caractère d’urgence qui marquent la relation entre Jack le Gra-val et le capitaine Reith, on ne les retrouve pas souvent en SFQ. En outre, l’auteur dépasse les limites des concepts de la sexualité masculine et féminine quand les deux protagonistes s’accouplent. Enfin, j’ai relevé une influence discrète d’Esther Rochon qui se traduit dans le récit de Castilie qui s’embarque sur un « puits ». Son rapport à l’océan Céraz, son errance, sa méditation rappellent certaines pages de L’Épuisement du Soleil.
Puisqu’on parle d’Esther Rochon, enchaînons avec « Xils », un texte qui date de trois ans. Si je ne m’abuse, il s’agit de la première nouvelle qu’elle situe explicitement à Montréal (si on excepte un texte de commande, « Petite Ballade ormelienne ». On y retrouve quelques grands thèmes à peine ébauchés qui sont caractéristiques de son oeuvre : insatisfaction face à la réalité quotidienne, besoin d’engagement propre aux personnages de Rochon.
La narratrice fait partie de la catégorie des marginaux. Elle n’aime pas la compagnie des humains et gagne sa vie comme gardienne des Xils. Elle protège les uns contre les autres. Ce rôle explique peut-être son malaise, son désabusement car les personnages de Rochon aspirent plutôt à être des médiateurs, des traits d’union plutôt que des sas de fermeture.
Je me souviens qu’à la lecture de « Loin des vertes prairies », alors que j’étais membre du jury du prix Solaris 1982, j’avais soupçonné qu’il s’agissait d’un texte de Daniel Sernine. Seule la finale, ouverte à diverses interprétations, s’éloignait des conclusions pessimistes auxquelles aboutissaient invariablement les textes de Sernine à cette époque. Avec le recul, et à la lumière des indices parsemés dans le texte, une seule interprétation s’impose : le vaisseau qui se pose sur la planète Terra ne peut être celui de Garfield Francke.
J’en suis quitte pour une désillusion mais qu’importe : la violente dénonciation du système d’enrôlement qui arrache les adolescents à leur planète natale évoque le souvenir de la guerre du Vietnam. Une chanson rappelait dernièrement fort à propos que les combattants avaient en moyenne 19 ans. L’alternance systématique des descriptions bucoliques et des scènes d’action – paradoxalement, celles-ci s’essoufflent un peu – accentue le caractère irréconciliable de ces deux univers, accuse l’impossible juxtaposition de la réalité et du rêve, sauf à l’instant précis de la mort, peut-être.
« Echo Beach » de Jean-Philippe Gervais est un texte poétique étonnant pour un jeune de cet âge. Je ne suis pas encore convaincu qu’il appartienne à la SF mais la forme qu’il emprunte, une succession de flashes qui imposent une atmosphère onirique, nous oblige à réviser nos définitions. J’avoue toutefois que le lyrisme poétique en SF ne me touche pas beaucoup, comme si la fonction du texte était de rejeter la participation du lecteur. « Ego Beach » me renvoie l’écho de ce texte.
Le texte de Joël Champetier, « Poisson-soluble », part également des prémices poétiques puisqu’il est inspiré d’un poème d’André Breton. L’auteur a conservé dans sa prose ce frémissement, cette fragilité du poème qu’il transmet à ses « oiseaux-pluie » et à ses « poissons-solubles ». Et puis, tout ce que le texte contient de non-dit au sujet de l’enfance et de l’innocence me plaît beaucoup. La beauté est éphémère. Aussi, ce texte est-il très court.
Si, comme le croit l’anthologiste, Aurores Boréales 2 est « un genre d’instantané de la science-fiction québécoise » parce qu’il est le choix d’un moment précis, on peut conclure que la SFQ se porte très bien. Oserais-je dire qu’elle a tendance à être plus poétique ? II faudra voir si les textes de Michel Lamontagne et Jean-Philippe Gervais sont des manifestations isolées ou le signe précurseur d’une vague de fond.
Aurores Boréales 2 (présenté par Daniel Sernine), Longueuil, Le Préambule (Chroniques du futur 9), 1985, 290 p.
Claude JANNELLE