François Gravel, La Note de passage (Fa)
J’ai eu la chance de connaître les collèges classiques et les cégeps en tant qu’étudiant. Si les premiers ont inspiré de nombreux livres remplis de souvenirs émus, nostalgiques ou amers, les seconds, peut-être parce qu’ils sont plus récents, ont encore une présence très discrète dans notre littérature. La Note de passage de François Gravel est un des premiers romans à brosser un tableau du monde des cégeps. Qu’en penseront les principaux intéressés, soit les profs ? N’y verront-ils qu’une satire facile de l’enseignement collégial ? Ou reconnaîtront-ils les idées et les courants de pensée qui les ont formés ?
Ce roman décapant n’a pas l’ampleur et l’envergure d’une fresque sociale comme c’est le cas de Maryse de Francine Noël, qui se déroule dans le milieu universitaire, mais son portrait, esquissé à grands traits, me semble traduire fidèlement ce microcosme. Et pour les gens de ma génération qui ont connu les premières années des cégeps, on se rend compte que la situation est sensiblement la même qu’il y a quinze ans. La seule différence notoire, me semble-t-il, concerne l’attitude des jeunes qui refusent le militantisme et n’aspirent qu’à se trouver une job après leurs études, à se marier et à mener une petite vie tranquille. Ils ne sont pas intéressés à défendre les grandes causes, trop désabusés qu’ils sont par leurs aînés et par ceux qui dirigent le monde.
Paul Morin, le personnage principal du roman de Gravel, ne fait pas exception à la règle. Il a hâte de finir ses études et de s’installer en appartement avec sa petite amie Corrine qu’il fréquente depuis plusieurs mois. Paul ne cherche pas à tromper Corrine ; il serait plutôt même du type conservateur et conformiste mais il veut se venger de son prof de socio, Jacques Charrette, qui a profité du fait qu’il était parti sur un « trip » pour coucher avec Corrine. Alors Paul voudra baiser la femme de Charrette, Suzanne Lefebvre, docteur en psycho.
François Gravel a un talent fou pour camper en quelques lignes ses personnages. Voyez comment il présente Charrette ; « Lundi matin, neuf heures, et déjà une cigarette ! Il exagère un peu dans son style 1968 : toujours en jeans, barbe même pas taillée, cheveux trop longs… C’est ce qu’ils appelaient, je pense, le style « contre-culture ». Faut croire qu’il tient à la montrer, sa contre-culture. Il faudrait bien que quelqu’un se décide à lui dire que c’est fini depuis quinze ans, ce bag-là ! Souvent, il nous parle de ça, 1968. Pour lui, c’est comme si c’était hier, /loi, j’avais trois ans en soixante-huit. » (p. 10-11)
Soudainement, on prend conscience du fossé des générations. Le couple Charrette et leurs amis entretiennent encore un culte pour les vieilles idoles de la gauche mais en même temps, ils se rendent compte qu’ils ont été floués et ils veulent en finir avec Marx, Staline, Lénine. Paul, lui, n’a que faire de ces gloires du passé. Il préfère la musique et un joint de temps en temps. Cependant, ils seront appelés à collaborer quand, sous l’effet de champignons hallucinogènes, Paul sera mis en présence de Charles-Albert Ladouceur, un énigmatique personnage qui l’introduit successivement à Hoxi Xoxa, le libérateur de l’Albanie, à Lénine et à Staline.
L’irruption du fantastique dans le récit apparaît plutôt étonnante, considérant que la narration adoptait jusque-là un point de vue tout à fait réaliste. Les voyages de Paul ne sont pas des échappées farfelues dans le rêve. Il se déplace bel et bien dans l’espace et le temps. Les lieux qu’il visite et les situations dans lesquelles il se trouve contribuent aussi à créer une atmosphère fantastique qui projette le lecteur dans un univers parallèle.
Ainsi, Paul se retrouve dans un train désert qui l’emporte à travers un pays où il ne semble plus y avoir un habitant. À un arrêt du train, il reconnaît le chef mécanicien à qui on a coupé la langue : c’est Lénine, le regard triste. Mis ensuite en présence de Staline, Paul ne voit plus en cet être verdâtre qu’une caricature dérisoire du « petit père du peuple ». Plus tard, il joue avec John Lennon une ou deux pièces du répertoire des Beatles.
Comment Paul arrive-t-il à circuler d’un univers à l’autre, y amenant même lors du dernier voyage son ami Pierre, Charrette et sa femme ? Le récit n’élucide pas ce mystère, ce qui fait de La Note de passage un roman véritablement fantastique même si l’entreprise romanesque de Gravel procède d’une intention réaliste.
Parce qu’il a l’esprit encore vierge et qu’il n’est pas déformé par les différentes idéologies, Paul est un véhicule privilégié qui a accès aux vieux fantômes obsédants dont Charrette et sa femme veulent se débarrasser. Charles-Albert, qui agit comme nautonier entre ces deux univers, sera proprement liquidé par électrocution au moment où il gratte une guitare avec John Lennon.
Entre ces scènes qui nous en apprennent beaucoup sur l’idéologie des professeurs de cégeps et sur leurs désillusions, l’auteur nous ramène à la réalité de la vie quotidienne d’un étudiant au cours d’une session. Le ton est si juste que je serais fort surpris d’apprendre que François Gravel n’est pas lui-même prof de cégep. Et je le soupçonne de ressembler à Charrette, tel qu’il apparaît sur la photo de la couverture IV. Il y a en effet une si joyeuse remise en question des idées de naguère, rendue possible par le fait que Paul est le narrateur, qu’il ne peut y avoir qu’un fond d’expérience personnelle dans ce roman.
Gravel fait preuve d’une belle santé d’écrivain en ne se prenant pas au sérieux dès son premier roman. Son humour dévastateur, qui n’épargne personne et surtout pas lui-même, augure bien pour la suite de son oeuvre.
Il rappelle celui de François Barcelo mais le récit de Gravel est mieux construit et. surtout, plus resserré. Ce mélange d’humour et de fantastique, qui donne libre cours à l’imagination la plus rafraîchissante qui soit, apparente plutôt la manière de François Gravel à celle d’André Vanasse qui nous a donné il y a quelques années un roman fort enlevé, La Saga des Lagacé.
L’humour de Gravel fait flèche de tout bois mais ce n’est pas moi qui va se plaindre qu’il est parfois grivois, paillard ou irrévérencieux. Un exemple ? Paul est au lit avec la femme de Charrette : « Je cherche son clitoris. Pas facile, ça. Ça m’enrage. Chaque fois, c’est la même chose. Le septième jour, au lieu de se reposer, le bon Dieu aurait pu faire un effort pour trouver quelque chose d’un peu plus évident. » (p.84) Que Dieu d’ailleurs se le tienne pour dit : Paul et ses amis sont prêts, à la fin du roman, à tenter un nouveau voyage pour Le rencontrer… à condition qu’il existe.
On a pu s’en rendre compte, l’auteur recherche avant tout l’efficacité. Cet impératif lui a fait privilégier la technique du monologue intérieur qui épouse le style de la langue parlée. Il en résulte une écriture nerveuse, saccadée, qui relance continuellement l’action. Ça donne un roman enlevant, drôle, un peu brouillon certes, mais terriblement sympathique. On ne s’y ennuie pas une seconde parce que le récit aborde finalement plusieurs trajets : les rapports professeurs/étudiants, les relations parents/enfants, les désillusions des aînés, le comportement de la jeunesse actuelle, le couple, le phénomène de la drogue, la musique, la sexualité.
L’ensemble compose une mosaïque de fines observations qui expriment un portrait saisissant de notre époque marquée, il faut bien le dire, par un retour au conservatisme et aussi, sans doute, par un souci de lucidité. C’est l’époque du déboulonnage des statues et la mort de l’idéalisme. N’allez pas croire pour autant que ce roman distille la morosité et que l’auteur ressasse le passé avec nostalgie. Gravel dresse un constat et à l’actif de ce bilan, il faut mettre la complicité nouvelle qui se tisse entre Paul Morin et Jacques Charrette au-delà du fossé des générations.
La Note de Passage est un instantané de la condition humaine aujourd’hui, à Montréal, mais aussi bien dans les sociétés industrielles. Le roman de Gravel est en prise directe avec la réalité et le recours chronique au fantastique ne fait que ressortir plus clairement ce lien privilégié. La Note de passage est aussi une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y veut ou ce qu’on veut bien apporter. Comme l’auteur est un hôte accueillant et généreux, on ne regrette pas de s’y être arrêté. Pour faire un mauvais jeu de mot, il mérite plus que la note de passage.
François Gravel
La Note de passage
Montréal Boréal Express, 1985, 199 p.
Claude JANELLE