Jean-Marc Gouanvic (dir.), Espaces imaginaires 2 (SF)
Espaces imaginaires II
Recueil réuni par Jean-Marc Gouanvic et Stéphane Nicot
Les Imaginoides, 6990 Rue Ernest Fleury Trois-Rivières (Québec), G8Y 5X3, 1984, 217 p. (8,85 $).
La vie, mode d’emploi privé et politique
Au dire de S. Nicot, les auteurs français ont acquis une grande maîtrise de leur écriture mais manquent parfois d’imagination, tandis que les auteurs québécois font preuve d’une puissance d’évocation supérieure, mais éprouvent encore des difficultés avec leur style. J’ai cherché dans Espaces imaginaires II la confirmation de ce jugement. Ce n’est pas probant. Le recueil rassemblé par Nicot et Gouanvic permet toutefois de mesurer les différences (surtout les différences) et les similitudes existantes entre SFQ et SFF.
Les écrivains français, à l’exception de Christine Renard dont on présente un récit fantastique, sont préoccupés par le pouvoir et c’est toujours par rapport à celui-ci que se définit l’individu. La SFF apparaît comme très politisée dans ce recueil, remettant continuellement en cause le discours dominant, le mécanisme du pouvoir et les intentions des gouvernants. En conséquence, les textes sont alarmistes, souvent empreints d’angoisse, et exprimant parfois un cynisme dérangeant, comme celui de Michel Lamart.
De leur côté, les écrivains québécois sont davantage préoccupés par les besoins de l’individu. Leur personnage principal ne se présente pas comme le prototype exemplaire d’une société donnée, il parle d’abord et avant tout en son propre nom. C’est sans doute pourquoi ces textes semblent plus sereins. Il faut surtout noter l’humour de la plupart de ces textes, ce dont les textes français sont totalement dépourvus. En somme, les écrivains québécois mettent en scène des personnages qui s’accommodent tant bien que mal de la société dans laquelle ils vivent, soit parce qu’ils y conservent une certaine indépendance, soit parce que le système leur consent certaines gratifications. Le récit qui cristallise le mieux cette attitude est celui de Pierre Sormany, « Le Tyran ». Jean-Baptiste (patron des québécois), est un obscur messager dans une lourde bureaucratie ; il s’amuse à mettre du sable dans l’engrenage de la machine en alimentant le système de faux rapports, ou en livrant certains papiers ici plutôt que là. Jean-Baptiste n’est animé par aucun mobile politique et ne prétend pas saboter le régime pour le renverser. Son action vise tout simplement à exprimer son indépendance. La légende pourra bien en faire un Tyran ou un justicier, il n’en a cure. Comment ne pas voir, au second degré, une représentation du québécois cultivant son insoumission par de petites victoires remportées sur le système ? C’est ainsi qu’on fait une « révolution tranquille ». Sormany a réussi là un texte très sobre et très efficace.
Le souci de la réalité quotidienne marque également la nouvelle de Michel Bélil, « Rosemonde ». Le décor est cependant tout autre : une île d’Orléans figée dans le passé. La tendresse et la nostalgie dans lesquelles baigne le récit dénotent chez Bélil une sensibilité nouvelle. L’organisation sociale est inexistante, le regard de l’écrivain se concentre sur les rapports unissant deux jumeaux. Mais dès que Bélil essaie de donner une assise scientifique à son « illusar » le récit s’effondre ; on croirait un auteur du « mainstream » venu faire une incursion dans la SF. La sensibilité et la poésie ne sauvent pas l’entreprise…
Avec « La Tête de Walt Umfrey », Daniel Sernine continue d’explorer l’univers du Carnaval. Le début fait irrésistiblement penser à une séquence d’Indiana Jones ; ailleurs, on pense au film Casablanca. Le texte de Sernine doit beaucoup à la culture cinématographique qui le nourrit ; il repose sur des atmosphères, des ambiances, registre dans lequel Sernine est passé maître. C’est brillant, je le concède, mais ces scénarios où se mêlent illusion et réalité constituent des ersatz ; le Carnaval est le royaume de l’artifice, et sa fréquentation trahit le mal de vivre et l’absence de valeurs morales, chez ses participants. Pourtant, cet aspect de la nouvelle est contrebalancé par les recherches scientifiques de W. Umfrey sur l’espace : la futilité des plaisirs alterne avec l’utilité des travaux de l’astrophysicien, ce qui en fait un personnage beaucoup plus complexe que les autres figurants des scénarios. Il est intéressant aussi de voir que la conception des Eryméens a évolué, chez Sernine ; l’idéal de valeurs morales et d’équilibre qu’ils symbolisent est ici terni par le comportement de Necca, qui se laisse séduire par la folie suicidaire du Carnaval. La nouvelle de Sernine atteint ainsi une dimension qui la fait échapper â la simple glorification de la décadence et de l’évasion.
« Tous des apprentis » de Jean Barbe, et « Aplatir le temps » de Marc Provencher, confirment le talent de ces deux auteurs. Leurs textes sont parmi les meilleurs du recueil. Barbe raconte l’histoire d’un mésadapté chronique, d’un insatisfait ; peut-être ce personnage a-t-il besoin de faire l’expérience de divers corps, pour être heureux, se disent les agents d’une utopie biologique. Peu à peu apparaît l’ampleur de la tâche de ces agents, visant rien moins que la satisfaction universelle. La nouvelle n’est pas sans rappeler « Les Virus ambiance » d’Agnès Guitard, par l’attention portée à l’environnement qui conditionne l’individu. On se prend à rêver au parti que peut tirer Barbe de son idée, car il n’a soumis son personnage qu’à une utopie biologique, pour l’instant ; il pourrait dans un autre cas explorer une utopie intellectuelle, politique, écologique ou sociologique… Un texte remarquable sur l’Utopie.
Marc Provencher s’attaque lui aussi à un thème classique, le voyage dans le temps, et réussit à le renouveler. Manipulant avec brio le paradoxe temporel, il nous embarque dans un récit loufoque qui laisse loin derrière lui les satires de J.-P. April. Se jouant des théories sur le temps, il en arrive, par des détours tortueux, à faire la preuve que le passé conditionne l’avenir – comme on l’a toujours pensé. Malgré la surpopulation de la planète et les difficultés qui paralysent sa société, Provencher ne se départit jamais d’un humour féroce.
Du côté des auteurs français, deux textes m’ont particulièrement impressionné. D’abord « Rupture, ou la Mort Ménin » de Jean-Pol Rocquet, (très décevant dans Espaces imaginaires I), décrit ici le cheminement intellectuel de Ménin, qui remet en question des vérités anciennes et s’en prend au refus du pouvoir de revoir l’héritage de l’Histoire. On notera que cette approche se situe tout à fait à l’opposé de la démarche du personnage de Sormany. En mettant en place un gouvernement écologique, Rocquet adopte une attitude courageuse, puisqu’il montre qu’un tel gouvernement peut devenir totalitaire s’il n’est pas convaincu de la nécessité de questionner continuellement les fondements de son idéologie.
Si Ménin peut être considéré comme un prophète, à sa façon, cette figure mystique est encore plus présente dans « L’Archipel » de Jean-Pierre Planque. Visiblement inspiré des religions orientales, ce beau texte raconte la quête humaine de l’unité et de l’harmonie, après la survie d’une mince partie de l’humanité à un cataclysme naturel. J’aurais aimé que l’auteur soit un peu plus explicite sur les divers stades de l’évolution humaine (sont-ils sept, comme les sept centres vitaux ?) ; on ne comprend pas très bien non plus la hiérarchie « Ornai » basée sur les différents types d’oiseaux. Cette nouvelle mystico-poétique n’en est pas moins attachante, car elle propose une réflexion sur le pouvoir spirituel à la portée de tous.
« Rêves de marionnettes » est certainement le texte le plus politique du recueil. Son analyse très lucide, voire cynique, du pouvoir, se situe dans un esprit post-soixante-huitard. De construction éclatée, la nouvelle de Michel Lamart démonte les mécanismes du pouvoir aux mains de la psychanalyse (: les fous constituent le dernier espoir de l’humanité.) La forme ne poserait pas de problème si la confusion ne gagnait progressivement ce récit de la « psychopathologie de la chose politique ». Le texte aurait été encore plus dérangeant si cette psychanalyse du pouvoir avait été mieux contrôlée par l’auteur.
Dans « La Perle du pirate » de Daniel Paris, le pouvoir s’incarne en la personne d’une vieille dame qui gouverne un pays aux prises avec les visées autonomistes d’une de ses régions, la Bretagne plus précisément. Elle comprendra la vanité du pouvoir et résignera ses fonctions.
Ce texte écrit sur un mode mineur fait appel à la sagesse et à l’ouverture à autrui, mais il n’atteint pas l’intensité des nouvelles de Planque et de Rocquet. L’utilisation du récit double, mettant en parallèle présent et passé, est des plus classiques.
Enfin, « Le Crocodile » de Christine Renard, fait bande à part dans ce recueil puisqu’il explore le thème du vampirisme. Il présente une innovation par rapport au canevas classique en suggérant un lesbianisme latent dans la relation entre Elisabeth et sa victime Annette. En effet le vampirisme repose ici sur un rapport amoureux librement consenti par la victime ; la connotation parasitaire se trouve gommée au profit d’un échange qui profite aux deux partenaires.
Si on fait le bilan de cette deuxième livraison d’Espaces imaginaires, on constate dans l’ensemble une amélioration de la qualité des textes, ce qui devrait être de nature à satisfaire les lecteurs de SFF comme les lecteurs de SFQ, des deux côtés de l’Atlantique.
Claude JANELLE