Aurélien Boivin, Le Conte fantastique québécois au XIXe siècle (Fa)
Aurélien Boivin
Le Conte Fantastique québécois au XIXe siècle
Montréal, Fides, 1987, 440 p.
Cette anthologie du conte surnaturel – nous préférons cette appellation à celle d’Aurélien Boivin, nous nous en expliquerons plus loin – montre bien comment les légendes populaires québécoises mettent en scène à la fois les invariants des croyances et des superstitions, mais aussi quelques motifs typiques à la production locale. Ces contes s’inscrivent en effet dans le vaste courant de la réflexion folklorique au XIXe siècle. À l’époque, de nombreux pays dont l’Angleterre et l’Allemagne se mirent à collecter leur tradition orale. Des conteurs fixèrent alors cette littérature mouvante et ses variantes (au Québec, il existe plus de cinq cents versions de la légende de Rose Latulipe)1. On remarque ainsi que de nombreux incipit des contes recueillis par Aurélien Boivin attestent de leur filiation orale : un conteur (le plus souvent un ancien) énonce une histoire lors d’une veillée. Citons la formule d’introduction fétiche du célèbre narrateur Jos Violon, personnage de Louis Fréchette :
Cric, crac, les enfants ! Parli, parlo, parlons ! Pour en savoir le court et le long, passez l’crachoir à Jos Violon. Sacatabi, sac-à-tabac ! À la porte, ceuses qu’écouteront pas !
Tout en affirmant la véracité de leurs propos, les narrateurs présentent des acteurs (en général d’origine rurale) aux prises avec des forces maléfiques : le diable, les fantômes, feux-follets, sorciers et autres créatures inquiétantes. Ces thèmes fort traditionnels et d’un fantastique peu intériorisé témoignent de la naïveté populaire d’une époque marquée par le catholicisme. D’autres textes, cependant, recèlent des motifs plus spécifiques, bien que toujours reliés à la religion. Ainsi tel récit d’Honoré Beaugrand dévoile une sorte de pacte diabolique – la « chasse-galerie », qui permet à des « mécréants » d’être transportés dans les airs en canot. La seule échappatoire à la damnation est de ne point prononcer le nom de Dieu ni de toucher un clocher durant le voyage infernal. De même, « Ikès, le jongleur », de Joseph-Charles Taché, nous apprend que la jonglerie – ou sorcellerie ne peut atteindre que les non-catholiques (ici, l’indien Ikès). Autre motif bien connu, celui du loup-garou, qui apparaît dans plusieurs écrits. Des plus traditionnels, direz-vous ? Eh bien, c’est inexact ! Si vous n’avez pas fait vos pâques durant sept années, c’est que vous êtes un lycanthrope ! Et la Corriveau !…
Cependant, tous ces thèmes qui hantèrent l’imaginaire québécois ne caractérisent guère une création proprement originale : ce ne sont que les variantes nationales de croyances et de superstitions attestées dans la plupart des littératures occidentales. Il en va de même des notations topographiques (Île d’Orléans, rivière des Outaouais, Gatineau, camps du Nord-Ouest, pour ne citer que ceux-là) et linguistiques (canadianismes, langue vernaculaire de Jos Violon). Tous ces éléments marquent la spécificité du patrimoine culturel québécois – tout empreint, comme on l’a vu, de catholicisme. En effet, presque tous les acteurs qui affrontent le « surnaturel noir » sont des transgresseurs du culte : pâques non faites, non-respect du mercredi des cendres, conduites iconoclastes, etc. D’autres ont défié les interdits moraux : alcoolisme, avarice, égoïsme, coquetterie, etc. Mais les forces du Mal sont rarement victorieuses : les personnages échappent le plus souvent à la mort par leur repentir, ou aidés par un adjuvant. Ces contes jouent sur la peur en fustigeant les conduites asociales, afin de conforter la morale officielle. Écrits didactiques, nostalgiques d’un âge d’or où le curé du village affrontait et terrassait Satan, ces textes ont une valeur plus sociologique que littéraire.
Une remarque s’impose à présent. Pourquoi Aurélien Boivin fait-il de ces textes des contes « fantastiques » ? La raison semble être d’ordre purement éditorial : établir une filiation chronologique avec L’Anthologie du conte et de la nouvelle fantastique au XXe, publiée parallèlement chez le même éditeur par Maurice Émond. Mais il y a maldonne titrologique. Aurélien Boivin n’intitulait-il pas lui-même son article paru dans Québec français de mai 1983 : « Le Conte surnaturel au XIXe siècle » (article repris dans la présente anthologie) ? Il faut bien l’admettre, si ces écrits empruntent à la thématique fantastique traditionnelle, ils ne suivent guère les lois inhérentes au genre, telles qu’elles se constituent dès le siècle dernier. Nulle remise en question de la réalité quotidienne, aucune faille dans la perception du réel, inexistence des forces anxiogènes de l’écriture, nulle réification actorielle et, surtout, moralisme des plus prégnants. Il s’agit bien là de contes surnaturels, transposition littéraire de contes et de superstitions populaires. Gageons cependant que ce « surnaturel noir » un peu désuet fera les délices des lecteurs convaincus que la signature du fantastique réside dans la seule présence du diable et de ses suppôts.
Patricia WILLEMIN
1. On se rappelle à ce propos l’anthologie d’Édouard-Zothique Massicotte (non citée par Aurélien Boivin), intitulée Conteurs canadiens-français du dix-neuvième siècle, publiée en 1902 chez Beauchemin (et reprise en 1913) avec 24 contes, dont 11 apparaissent dans le recueil ici commenté.