Claude Janelle (dir.), L’Année de la science-fiction et du fantastique québécois 1988
Collectif sous la direction de Claude Janelle
L’Année de la science-fiction et du fantastique québécois 1988
Beauport, Le Passeur, 1989, 284 p.
Ce qui il y a encore 3 ans était un grand événement annuel, la parution de ce répertoire critique des textes parus pendant l’année précédente, fait maintenant partie de la chronique courante. On n’est plus béatement émerveillé par l’existence même de L’Année, et on peut donc la recevoir avec plus de discernement. Un peu comme après que l’on connaît un être aimé depuis longtemps, on aperçoit soudain cette petite verrue sur le menton…
Quelques innovations d’importance cette année : tout d’abord, les rédacteurs s’expliquent dès les premières pages sur les critères de sélection des textes commentés dans l’ouvrage. Comme le dit Jean Pettigrew, on les a accusés tout autant d’inclusionnisme à outrance que d’exclusionnisme strict Avec ce texte explicatif, on pourra maintenant savoir à quoi s’attendre, qu’on soit d’accord ou non avec leurs critères ; il serait même utile de le republier à chaque année. Aussi, des index qui faciliteront la consultation de l’ouvrage et une description plus détaillée des périodiques recensés (des revues aux fanzines, en passant par les semi-pros). Le reste du volume contient encore tout ce qui en a fait un outil de référence et de réflexion précieux, c’est-à-dire les recensions des livres, nouvelles et textes critiques parus dans l’année, ainsi qu’un bilan des revues et du monde de l’édition, avec finalement un addendum pour les textes oubliés dans les éditions précédentes. D’autre part, le tableau d’évaluation quantitative « Le Coin des spécialistes » permet de se livrer au jeu des prédictions de la note accordée par chacun, soit en fonction des goûts révélés dans les textes critiques de ces « spécialistes », soit en relevant les tendances individuelles au fur et à mesure des notes accordées à chaque texte.
L’un des signataires du présent commentaire écrivait il y a deux ans dans cette chronique « pour la partie encyclopédique, l’entreprise est irréprochable » ; cette phrase est même reprise en quatrième de couverture du livre. Il faut nuancer cette opinion. Si le titanesque travail de recherche et d’identification des textes pertinents dans les sources les plus obscures est effectivement admirable, sur le plan des commentaires critiques les choses se gâtent et quelques tendances amorcées depuis une ou deux livraisons deviennent franchement gênantes (constatation facile rétrospectivement, nous en convenons).
Les réticences que nous inspirent certaines des critiques dans L’Année découlent de quatre défauts de base : le manque de développement critique, la critique idéologique et non littéraire, l’hyperbole et, finalement, le blocage de lecture des textes SF chez certains collaborateurs. Ces constatations dépassent les simples désaccords d’opinions : notre lecture achoppe sur la qualité même des commentaires critiques de L’Année.
Citons quelques exemples. Pour la première tendance, Yves Meynard est la victime la plus patente. Ses deux nouvelles parues en 88 font l’objet de commentaires d’une extrême brièveté, qui se limitent surtout à un résumé de l’intrigue, avec un vague développement de quelques lignes qui indique que les deux critiques ont eu bien de la difficulté à comprendre ses textes (le blocage de lecture SF mentionné plus haut). D’autre part, on se demande quel service rend à un auteur et aux lecteurs de L’Année la critique que Louise Saint-Pierre fait de « Nouvelle vague » de Meynard ; son objet principal semble être un bien bête jeu de mots en dernière ligne. Force est de constater un manque dans le travail de contrôle rédactionnel quand on laisse passer un tel texte. C’est d’autant plus fâcheux, qu’en page 203 on insiste sur la qualité de sa production, qui en fait un « auteur à suivre ».
On pourrait relever quelques autres exemples où le critique ria manifestement pas compris le texte et a donc dû se contenter de résumer l’intrigue ou alors est passé tout à fait à côté. Par exemple, Danielle Pittet écrit que la lecture de « Geisha Blues » de Michel Martin comme une nouvelle de SF n’est justifiée que par l’article de journal cité en exergue de la nouvelle ; voilà une conception bien limitée de ce qui constitue la matière d’une fiction et de ce que la SF peut être.
Ce n’est certainement pas par manque de place que plusieurs nouvelles ont été ainsi négligées (les livres souffrent moins de ce traitement). Plusieurs autres textes ont stimulé les critiques qui y étaient assignés à une prolixité créatrice ; c’est parfois d’une grande pertinence (les commentaires de René Beaulieu sur la nouvelle de Daniel Jetté par exemple, ou la plupart des textes de Claude Janelle), mais il y a souvent des redites, surtout lorsqu’on insiste pour donner le résumé de chaque nouvelle d’un recueil après avoir discuté de l’ouvrage in extenso.
Autre problème critique lorsque Rita Painchaud décide que Joël Champetier voulait faire passer un « message » dans son texte « Salut Gilles ! » ; elle lui attribue même personnellement et in toto les opinions véhiculées par ses personnages et la société qu’il dépeint. Il me semblait pourtant que ce type de procédé critique était bien dépassé.
Il arrive aussi qu’en parlant en long et en large d’un ouvrage apprécié, on tombe dans l’hyperbole. Jean Pettigrew nous en donne un bon exemple avec ses commentaires sur La Vaironne d’Évelyne Bernard. Le roman nous a paru bon, soit, écrit avec compétence mais « génial » ? D’autre part, pourquoi consacrer 2 pages et des poussières pour descendre Amitié cosmique de Nicole Martel quand d’autres textes mieux reçus sont expédiés en quelques lignes ?
Bien sûr, chaque critique a droit à son opinion puisque nous donnons la nôtre, c’est que nous reconnaissons à tous ce droit inaliénable. Ce qui nous inquiète à propos de L’Année, ce n’est pas le contenu des commentaires mais la valeur que l’on tend à leur accorder, dans le milieu de la SFQ et à l’extérieur. L’ASFFQ est considérée comme un ouvrage de référence indispensable et même comme une bible par certains. Nous en recommandons l’achat à tout intervenant qui doit toucher de près ou de loin à la SF et au fantastique.
Mais que se passera-t-il si des lecteurs se procurent par exemple certains livres sur la foi d’une critique démesurément enthousiaste faite par L’Année ? Que se passera-t-il, surtout, si ce lecteur est lui-même le moindrement critique face à ces livres ? Le travail essentiel de L’Année ne risque-t-il pas d’être discrédité ? Et ce lecteur ne risque-t-il pas d’éviter certains excellents textes à peine mis en valeur par L’Année ? Voilà notre crainte. Qu’un auteur soit mécontent du traitement qui lui est accordé n’est pas bien grave, nous recevons tous notre part de mauvaises critiques. Mais qu’un lecteur ne porte pas d’attention à une œuvre parce qu’un critique pressé l’a expédiée en quelques lignes, ou qu’il s’étonne du peu d’intérêt d’une œuvre qu’on a louange plus que de raison dans L’Année, voilà qui devrait porter à réfléchir. Avec les revues comme Solaris et imagine…, les diverses livraisons de L’Année constitueront éventuellement une source première de référence pour les travaux critiques et historiques sur la SFQ ; un travail de rédaction plus soutenu en assurerait la pertinence et la valeur. Nous demandons donc plus de mesure et de rigueur de la part de la rédaction de L’Année.
Les défauts que nous soulignerons n’existaient d’ailleurs pas avec autant d’acuité aux débuts de L’Année et se sont accentuées avec les efforts entrepris par le comité de rédaction pour élargir son bassin de collaborateurs. Louable initiative, mais qui a entraîné certains problèmes, puisque certaines recrues entendent manifestement peu à la SF. Notons en passant que les textes de fantastique souffrent moins des problèmes de lecture décrits plus haut ; pas surprenant puisque ce genre est encore plus en vogue que la SF dans les maisons d’enseignement.
À la décharge de l’équipe de L’Année, soulignons que nous connaissons à Solaris les problèmes de constitution d’une « écurie » stable et fiable de critiques compétents, capables de rendre justice à l’œuvre étudiée et au genre dans lequel elle se situe. Si l’entreprise n’est pas facile pour nous, on peut s’imaginer de l’envergure du problème pour un répertoire critique qui se veut exhaustif et complet. Peut-être qu’une régulation plus stricte de la longueur des critiques (et de leur forme) serait de mise dans les prochaines livraisons de L’Année.
Nous n’avons pas encore parlé de l’anthologie annuelle de fictions que publie L’Année pour faire pendant à la partie critique. Cette année, le « thème » était la collaboration ; trois textes seulement ont été produits. Dans l’ordre, ils sont l’œuvre de Anne Dandurand/Claire Dé, Yves Meynard/Jean-Louis Trudel, et Jean-Pierre April/Denis Côté.
« Un journal de spore » la première et la moins intéressante des nouvelles, nous arrive sous la forme du bref journal d’une femme qui se transforme en plante. Si la métamorphose apparaît intéressante, le titre a déjà vendu la mèche et il aurait fallu, pour obtenir notre totale adhésion à cette œuvre, qu’on fasse mieux sentir la transformation intérieure de cette femme. Le texte est bien écrit, par touches légères et forme un tout amusant, mais qui ne casse rien. En fait, on n’arrive pas à se décider si l’idée de départ était trop faible et éculée pour même mériter les 2 pages du texte, ou si au contraire il aurait fallu un développement plus élaboré pour en explorer toutes les richesses.
Plus étonnante est la nouvelle suivante : « Les Protocoles du désir », une histoire d’amour à la fois riche en idées et en émotions. Les auteurs parviennent à créer une race extraterrestre crédible érigée en une société complexe, avec ses « protocoles » que l’ignorance humaine n’arrive pas à saisir, pour le grand malheur du personnage principal. Voilà des prémisses et un matériau authentiquement SF, que les auteurs traitent avec intelligence, malgré quelques défauts d’écriture qu’une direction littéraire plus serrée aurait éliminés. Meynard et Trudel réussissent à poser des questions judicieuses sur la nature de l’humain, dans son rapport avec les autres et avec l’environnement, tout en produisant un récit passionnant ; n’est-ce pas justement un des rôles de la SF que de poser des questions, de stimuler la spéculation ? Le dénouement surprend, peut-être justement parce qu’à force d’être banal il en est devenu inhabituel.
« La Musique du silence » dernière nouvelle mais non la moindre, met en scène la « musique insonore » qui va au bout de notre conception de l’art ou au bout de notre conception de l’absurde, ce qui revient presque au même. Malheureusement, les références à l’histoire contemporaine véhiculées par les noms des personnages deviennent vraiment agaçantes, surtout que Nando Michaud nous avait déjà servi du Marie-Lyne Morneau cette année. Ce clin d’œil au lecteur ne nous semble pas nécessaire ici, le récit étant assez puissant pour se suffire à lui-même. En alternance, deux hommes racontent la vie d’une star et l’évolution de son art qu’ils ont compris tout à fait différemment, mais le premier narrateur détient la preuve que le second avait raison : leurs voix se complètent sans jamais se toucher. Il ne s’agit pas d’un duo, ni d’un canon, plutôt de touchants monologues de sourds (on suppose chaque narration, imprimée dans une police de caractères distincte, l’œuvre de l’un des deux auteurs). Nous aurions aimé que les auteurs donnent plus de vie au silence de Marie-Lune (on se prend à imaginer les résonances qu’aurait ajoutées une troisième narration, celle de la chanteuse), mais l’ensemble se tient bien ainsi.
En conclusion, soulignons qu’aucune des carences relevées n’enlève à L’Année l’ampleur et la pertinence de son travail, mais qu’elles en réduisent la fiabilité ; c’est précisément à cause de l’ampleur et de la pertinence de ce travail que nous devons exprimer ces réticences. Souhaitons cependant que le lecteur, porté par notre enthousiasme des années précédentes, sache faire la part des choses et considère cette œuvre gigantesque comme le rassemblement, ni plus ni moins, d’opinions diverses qui n’ont pas la valeur de vérité absolue qu’on tend parfois à lui accorder.
Luc POMERLEAU et Francine PELLETIER