Jacques Brossard, Les Années d’apprentissage (L’Oiseau de feu -1) (SF)
Jacques Brossard
Les Années d’apprentissage (L’Oiseau de Feu -1)
Montréal, Leméac, 1989, 471 p.
Voilà un roman que l’on a attendu longtemps : dès 1976, Jacques Brossard annonçait dans son premier roman Le Sang du Souvenir, la parution prochaine d’un roman de science-fiction ; 14 ans plus tard, paraît le premier tome d’une pentalogie dont ont déjà été publiés quelques extraits ailleurs. On est en droit de se demander s’il est vraiment possible que les attentes soulevées par un si long suspense puissent être effectivement satisfaites par le résultat.
Les lecteurs familiers avec l’œuvre de Brossard (son roman et le recueil Le Métamorfaux) savent qu’un des éléments constants de son œuvre est le jeu des fausses apparences, le démasquage des couches de réalité ou plutôt de perceptions de la réalité, jusqu’à en arriver à, peut-être, un niveau de réalité comportant (peut-être) une plus forte probabilité de vérité que les autres qui sait. Voir à ce sujet la nouvelle « Le Métamorfaux » et Le Sang du souvenir. Ce nouveau roman s’articule en grande partie autour de cette thématique, tant dans son sujet que dans sa forme : une quête de la vérité dans et autour de la fiction.
Brossard situe son histoire dans un futur lointain, d’où nous sont parvenus par des moyens inconnus (pour l’instant) des manuscrits en manxois (langue de Hie de Man), qu’il a traduits et organisés pour notre bénéfice. On y relate l’histoire de Adakhan, habitant de Manokhsor, ville autarcique qui impose à ses habitants un carcan de règles parfois raisonnables, le plus souvent inexplicables. Les déplacements entre quartiers (presque systématiquement interdits), les émotions publiques, les interactions religieuses, tout est régi par une loi ou par une autre, conçue la plupart du temps pour masquer la vérité. La loi la plus stricte : ne pas poser de questions (la question n’est-elle pas l’outil premier du scientifique dans sa quête de la connaissance ?). Mais Adakhan est animé d’une curiosité peu naturelle à Manokhsor, qu’il doit constamment réprimer afin d’assurer sa survie. Ses parents, amis et protecteurs invisibles s’en chargent parfois à sa place. Mais peu à peu, il percera les premières défenses, qui le séparent du début seulement de sa quête du véritable secret de Manokhsor.
Dès le départ, les pistes sont un peu brouillées. Le décor s’apparente à de la fantasy version heroic, mais l’intrigue s’en démarque ; pas de combats, mais une vie quotidienne avec son cortège de faits anodins et exceptionnels ; pas de héros pensant surtout avec ses muscles, mais un être réfléchi malgré ses mouvements d’impulsivité ; et surtout, un personnage central créatif, ou plutôt constructeur, puisqu’Adakhan est forgeron, profession inhabituelle dans un genre où le protagoniste est en général un destructeur ou un tueur (ce qui n’interdit pas la violence chez Adakhan). Et puis, quelques interférences narratives viennent perturber notre lecture : la ville (et Adakhan en particulier) est de tout évidence couverte par un système de télésurveillance sophistiqué, des engins volants (satellites ?) traversent le ciel, une technologie secrète est au service des véritables maîtres de la ville et de ses destinées. Voilà pour l’élément SF, encore peu explicité dans le premier tome.
Brossard a fait ses classes : au contraire de certains auteurs de littérature générale qui croient créer à partir de rien lorsqu’ils s’aventurent en SF, et ne font souvent que répéter ce que d’autres on fait en mieux avant (par exemple Margaret Atwood, qui avec La Servante écarlate refait une bonne part du chemin déjà tracé, en bien mieux, par Suzette Haden Elgin), il produit ici une œuvre qui prolonge et dépasse ce qui a précédé dans le genre. Entre autres sur le plan de la construction de l’univers, un des jeux favoris et les plus fascinants que puisse offrir un auteur de SF à ses lecteurs. La société de Manokhsor est construite patiemment, pièce par pièce, et avec une foule d’informations qui témoigne du plan détaillé que l’auteur a produit pour la rédaction de cette œuvre (et qu’il nous livre dans les premières pages). Le processus d’ouverture à la connaissance est double du point de vue du lecteur : l’accumulation lente des éléments constitutifs du monde d’Adakhan, inconnus de nous mais anodins et acceptés par lui et qui ne font donc pas l’objet de grands transportements lorsqu’ils sont mentionnés ; et puis aussi la découverte progressive du Grand Secret, que nous suivons en accord avec le personnage central. Un peu comme si le bildungsroman fictionnel était reproduit chez le lecteur. Et les citations de Lafferty, Carter Scholtz et Wolfe qu’on trouve dans les exergues devraient confirmer que la culture SF de Brossard est certainement pour beaucoup dans le succès de son entreprise (notons d’ailleurs les parentés, bien que non serviles, avec la série du Nouveau Soleil de Wolfe ; et au chapitre des parentés, on peut souligner aussi l’influence du romantisme allemand, l’ombre de Goethe n’est pas loin).
Les effets de réel obtenus par une invention aussi minutieuse sont appuyés par le faux cadre documentaire qui ouvre le livre et le parsème. Biobibliographies d’un soi-disant universitaire du 30e siècle et d’un présumé auteur manxois du siècle dernier, fausse page titre, références documentaires témoignant de la soi-disant authenticité des pages que nous lisons, notes infrapaginales sur les problèmes de la traduction, etc. même les éléments bio-bibliographiques sur Brossard et son avant-propos sont un mélange de vrai et de faux, en vue d’accréditer le récit. Une métafiction qui fait partie du jeu auquel le lecteur est convié et auquel il fait mieux de participer. Il ne manque qu’un plan de la ville, oublié lors de la préparation du livre chez l’éditeur ; mais son plan est très bien visualisé géométriquement.
L’auteur se permet aussi de confondre la narration par des flash-forwards du traducteur qui anticipent les révélations des tomes suivants sans les expliciter ; ou alors, il mentionne quelque chose en passant et nous refuse les détails que nous souhaitons désespérément (quelle est donc cette mystérieuse déformation physique qui touche le personnage central et son épouse, assurant leur parfaite complémentarité sexuelle ?).
On l’aura deviné, ma réponse à la question posée plus haut est sans équivoque : oui, c’est un livre à la mesure de l’attente. Je dirais même que c’est un genre de SF québécoise qu’on aimerait lire plus souvent. Rarement livre québécois suscite-t-il autant de plaisir participatif chez le lecteur. De plus, voilà certainement le livre de SF québécois à l’écriture la plus travaillée, la plus belle, depuis un an sinon deux. Il m’étonnerait fort qu’on réussisse à dépasser bientôt cette réalisation (mais je ne ferai pas de pronostics quant à ses chances de classement aux prix littéraires spécialisés ; on sait ce qui s’est produit quand Claude Janelle a fait de même avec Les Méandres du temps de Daniel Sernine…).
Bien sûr, le livre n’est pas sans défauts, surtout liés aux contraintes que l’auteur s’est données, dont la ternarité de la symbolique et de la structure de l’ouvrage ; quelques répétitions ou redondances alourdissent donc le récit par moments, mais c’est fugace. En fait, le principal défaut c’est que de l’avis de l’auteur, il faudra attendre jusqu’en 92, si tout va bien, pour lire la conclusion (d’après ce qu’il nous a déclaré lors d’une entrevue qui paraîtra prochainement dans Solaris). En attendant, un extraordinaire plaisir à ne pas se refuser, quitte à relire les premiers volets à chaque parution subséquente.
Luc POMERLEAU