Jean-Paul Beaumier, L’Air libre (Hy)
Jean-Paul Beaumier
L’Air libre
Québec, L’Instant même, 1988, 162 p.
L’Air libre recueille une trentaine de nouvelles dites instantanées où le « récit démultiplié des incertitudes de la vie intime » tente de libérer les personnages de leur carcan quotidien.
Et pas seulement un carcan extérieur amené presque sine qua non par la monotonie des mêmes gestes trop souvent répétés par les mêmes personnes, même heure même poste, mais aussi intérieur à cause de la petitesse à laquelle sont réduits les personnages, du croupissement engendré par la désuétude du quotidien.
Et toujours cette acceptation défaitiste, ce mal à vivre presque congénital, ce no man’s land intérieur, cette incertitude métaphysique hallucinante encore plus vicieuse que les vrais psychotropes.
Dans ce contexte où les situations sont à l’image des personnages, on assiste – difficile d’y participer – à des récits à caractère intimiste, où les personnages se parlent à eux-mêmes pour meubler leur angoissante solitude, piégés dans un espace dont ils ont eux-mêmes clos les volets.
Personnages angoissés donc, à la recherche de leur identité, de leur propre vérité, ils n’aspirent qu’à se retrouver à l’air libre. Mais même l’air libre, selon la nouvelle qui donne le titre au recueil, comporte un message subversif. Deux mots en apparence inoffensifs, libres comme l’air, sauf que, dans un contexte fantastique, à cause de l’élision et de l’inversion, ils sont perçus comme une révolte et l’instigateur du message devient un agitateur contre l’ordre établi, genre Big Brother. Mais rien dans ce texte n’indique que l’auteur a bel et bien créé une société comparable à celle décrite dans 1984. D’un côté réaliste, ce message pourrait aussi bien être vu comme une devise, le leitmotiv d’un prisonnier par exemple à qui le temps pèse.
Même chose pour « Supériorité numérique » où l’on assiste à la perte d’identité de trois collègues qui se sont donné rendez-vous chez l’un d’eux mais il s’avère que l’un ne figure plus au répertoire des abonnés du téléphone, ni la deuxième consœur d’ailleurs ; quant au troisième, on suppose qu’il n’est plus là non plus puisque les deux premiers passent devant la cabine téléphonique, d’où il essayait de les rejoindre, sans le voir. Y a-t-il vraiment perte d’identité de ce troisième personnage ou doit-on chercher une cause plus rationnelle comme la cabine mal éclairée ou une discussion animée entre les deux piétons ? Point d’interrogation, à la ligne.
Ou encore dans « L’Examen » où un étudiant sort d’un examen d’admission, rencontre un homme âgé dans un couloir qui apprend à conter (écrit ainsi dans le texte) à une tasse en lui répétant « un deux ce n’est pas un trois » ( ! ), et ce même étudiant se redirige vers la salle de l’examen, qui n’est pas encore commencé. Texte hautement ésotérique s’il en est mais sans aucune référence sûre pour en décoder les symboles. On sent qu’il peut s’agir d’une initiation – pour qui d’ailleurs ? – à cause des éléments en place (le vieillard, la tasse, les mandatas au sol, la porte) mais rien ne confirme le lien entre eux et l’étudiant. Tout est gratuit. Pour le reste, point de suspension à la ligne.
Dans « L’Appel », un homme coincé chaque jour et au même endroit dans un embouteillage se sent de plus en plus attiré par un bosquet tout près. Il rêve qu’un jour il s’arrête, une forme l’agrippe et lui vole son auto. Réveillé par des crissements de pneus dehors, il met le feu au bosquet. Le lendemain, il lira dans le journal qu’on a vu un individu fuir d’un bosquet en flammes. Belle démonstration de prémonition ou d’influence à distance mais tellement ponctuée de faux-raccords qu’on a peine à croire ou du moins, à lui accorder quelque crédit.
Et puis «…onne pas » dans laquelle un personnage est pris au piège par un chat dont la morsure ne pardonne pas (d’où le titre) ; il développe vis-à-vis l’animal une paranoïa qui l’amène à croire à un début de transfert de personnalité. Nouvelle à la Edgar Poe, intrigue soutenue, bon sens du suspense, écriture de journal intime qu’on écoute en voix off.
C’est que Beaumier développe un style très personnel de la causalité inversée. Vu de l’extérieur : concaténation alignée BCBG, avec prémisses et conclusions bien cogitées et pourtant, il suffit d’un habile vice de forme (ou de formulation), d’un détail, d’un seul élément pour tout faire basculer, pour que le récit tombe ou revienne à son point de départ, laissant le lecteur ahuri, à se demander s’il n’a pas rêvé lui aussi ou tout au moins, de quel œil (comprendre : point de vue) doit-il juger le texte.
Dans ces exercices de style, l’auteur se laisse dériver au gré des mots pris parfois au pied de la lettre, superposant les points de vue et créant une interférence, voire même une incohérence dans le texte. Le réalisme annihile toute l’atmosphère. Est-ce volontaire cette façon de confondre la lecture avec autant d’ambivalence entre le rêve et la réalité et d’infliger au lecteur la difficulté d’en fane la différence ? Frustrant de se faire allumer ainsi… Défense de toucher, ce n’est pas compris dans le prix !
Quoi qu’il en soit, le recueil constitue un excellent exercice de style dans son genre (nouvelle écriture), c’est à dire s’apparentant davantage à la littérature générale qu’à la SF-F normalement traitée dans le cadre de cette revue. D’aucuns diront que le réalisme un tant soit peu déformé ou magique fait partie du Fantastique ; soit, mais je rien suis pas.
Beaumier fait preuve également d’un sens aigu de l’observation des émotions humaines ; il décrit, par de longs panoramiques souvent tournés au ralenti et recourant au besoin au zoom in l’univers psychotique de ses personnages. Car bien peu y échappent. Avec beaucoup d’intuition et de sensibilité, il arrive à toucher à la fragile barrière de l’équilibre des êtres.
Bref, il convient je crois d’aborder ce livre d’un style académique à tendance minimaliste avec un esprit plus réaliste que fantastique ; vous y trouverez sans doute le merveilleux plus aisément et vous n’aurez pas, comme moi, le mauvais œil !
Louise ST-PIERRE