Jean-Paul Tardivel, Pour la patrie (SF)
Jules-Paul Tardivel
Pour la Patrie
Montréal, Hurtubise HMH (Bibliothèque Québécoise), 1989, 359 p.
On pourrait presque dire que ce roman relève doublement de la science-fiction, de la SF à deux degrés si l’on veut. Tout d’abord dans sa conception originelle, puisque publié en 1895, il raconte des événements se déroulant en 1945, ceux de l’accession à l’indépendance du Québec, enfin libre du joug de l’Angleterre, anglaise et (horreur !) protestante. Au deuxième degré aussi, parce que les événements racontés ne se sont pas produits, de toute évidence, mais aussi parce que ni la société ni les mentalités n’ont évolué tel que le décrit Tardivel, mais alors pas du tout. On peut donc presque traiter le roman comme une dystopie passéiste, dont le principal point de divergence avec notre époque serait… la religion.
Celle-ci occupe en effet le centre des motivations des personnages, qu’ils soient contre (le roman commence par l’invocation d’un sataniste, qui appelle Éblis à son aide et reçoit pour mission de détruire la fibre de la nation canadienne-française) ou pour ; Tardivel était pour, férocement même, un ultra-mondain bien de son époque, et pour lui, le salut du Québec passait nécessairement par la religion, par la confiance absolue aux prêtres comme guides du peuple canadien-français. En fait, on pourrait dire que la religion occupe dans ce roman d’anticipation la place que la science et la technologie ont aujourd’hui dans la science-fiction : elle y est traitée comme le système de connaissances prédominant, le seul authentique (un fascisme idéologique que même les plus enragés ne se permettent plus, mais survit encore dans les hiérarchies religieuses). Elle est la voie cartésienne par laquelle l’avenir du Québec sera assuré. L’auteur procède avec une telle sincérité, une telle croyance (crédulité ?) en la réalité des poncifs et dogmes religieux, des miracles, que le catholicisme devient à toutes fins pratiques un système de croyances objectif. De la religion-fiction.
On aura deviné que la lecture du roman produit plus d’une fois le sourire et même le rire. Difficile en effet de lire sans broncher les déclarations dépassées de l’auteur et ce même en faisant des efforts surhumains pour tenir compte de la distance temporelle et se remettre un tant soit peu dans la peau de l’époque. Mais le livre est plus qu’une simple curiosité amusante ; en plus d’un intéressant documentaire sur les mentalités de l’époque, il constitue un exemple patent de ce qui arrive à un roman prédictif lorsque le cours de l’histoire le dépasse à tous les points de vue. Sort qui menace aussi et surtout la littérature prosélytique. Malgré la distance idéologique entre hier et aujourd’hui, et les invraisemblances (plus nombreuses que l’indulgence du préfacier le laisse entendre), l’intrigue n’est finalement pas trop mal menée et vaut presque en soi la lecture du roman. Quiconque prétend s’intéresser à la littérature québécoise et à la SF en particulier, doit en connaître les racines ; on y trouvera peut-être certains germes d’explication sur sa nature actuelle…
Cette parution me donne l’occasion de dire quelques mots sur la collection « Bibliothèque québécoise », fruit de la collaboration entre les éditions Fides, Leméac et Hurtubise HMH. Elle réédite plusieurs œuvres marquantes de la littérature canadienne française, dont certaines relèvent de la SF ou du fantastique. On a déjà parlé ici des anthologies de Maurice Émond et Aurélien Boivin sur le fantastique des 19e et 20e siècles, et de celle de Michel Lord sur la SF québécoise contemporaine. On peut y ajouter le recueil de Jacques Brassard Le Métamorfaux (et on annonce la réédition du Sang du Souvenir), tandis que deux livres d’André Carpentier y ont trouvé refuge, soit l’excellent recueil Rue Saint-Denis et un roman fort déroutant, L’Aigle volera à travers le soleil, qui se situe quelque part entre le fantastique et le gothique. Une collection de poche très bien réalisée, qui devrait remettre en circulation de nombreux titres importants de notre littérature, dont certains dans nos champs d’intérêts particuliers.
Luc POMERLEAU