Collectif, Aérographies (Hy)
Collectif
Aérographies
Montréal, XYZ (Pictographe), 1989, 80 p.
Brillant projet que celui qui se trouve à la base de ce recueil de nouvelles publié chez XYZ : faire d’une image le point de départ d’une création littéraire [N.D.L.R. : Ce type de projet n’est pas neuf en SF : imagine… l’a déjà fait et plusieurs auteurs américains ont écrit des nouvelles ou feuilletons à partir d’illustrations déjà réalisées pour des revues]. S’inspirant des peintures de Jean-Pierre Neveu, cinq auteurs (chacun à partir d’une image qu’ils auront préalablement choisie) donnent libre cours à leur imagination. Cette idée vient de la rencontre entre André Vanasse (qui signe une nouvelle) et le peintre lui-même, et ils peuvent être fiers de l’expérience, car le résultat est tout à fait concluant.
Il faut avant tout souligner les superbes aérographies de J.-P. Neveu : ce sont des représentations cosmiques dont certaines peuvent aussi bien se donner comme des explorations dans le corps humain. Les couleurs sont vives, composées principalement de différentes gammes de bleu et de rouge. Tout indique que l’on privilégiait un rendez-vous avec le fantastique. De fait, trois nouvelles sur cinq s’engagent dans cette voie, et de manières diverses. Les textes sont courts, ce qui allège la lecture et permet au lecteur de mieux apprécier le rapport texte/image.
Imposer à l’écriture une contrainte suppose toujours un risque. Celui d’être engoncé dans une forme étroite et répétitive, pour peu que cette contrainte empiète sur la création. Les collaborateurs de ce recueil ont sans conteste réussi à mettre en valeur leur force d’évocation en puisant dans ces images de multiples thématiques sans déparer l’unité du livre. « Le rapport du texte à l’image est toujours assez mystérieux » écrit Vanasse dans son avant-propos. Aérographies convie le lecteur à suivre ces curieux tracés imaginaires entre l’image et l’écriture et à jeter un regard en coulisse, à pratiquer une sorte de voyeurisme, dans la mesure où le lecteur a le privilège de voir la principale et intime inspiration d’un texte, de se rendre compte du processus de la création littéraire. Matériellement fort bien présenté, ce petit recueil, qui se veut « à mi-chemin entre le livre d’artiste et le livre de luxe » donne à voir les innombrables voies possibles dans lesquelles peut s’engager l’imaginaire d’un écrivain. L’image est non seulement racontée, mais s’invente à mesure qu’elle se gonfle d’un sens extérieur à elle. Les peintures de Neveu suscitent des récits pour ensuite se modifier au fil des mots et apparaître sous un jour nouveau.
André Berthiaume, dans « Conte bleu » un beau texte au ton serein, prend le projet initial à la lettre et s’applique à décrire minutieusement l’image choisie. « Reviendrons-nous enfin à Saint-Gilles à la nuit tombante ? » de Marie José Thériault est le parcours initiatique d’un couple qui cherche à reconquérir l’amour
Avec Diane-Monique Daviau, la peinture donne lieu à un texte fantastique, « Les Inséparables ». Les bulles de l’aérographie, « rouges et ronds comme de simple et anodins ballon d’enfants » viennent tourmenter le sommeil d’un homme. Elles s’insinuent dans son cerveau et se gonflent de son sang, lui ravissent ses rêves, ses souvenirs, ses désirs et « ce trop-plein de souffrances sans lequel la vie désormais ne veut plus rien dire ». Cette troublante nouvelle où dominent, dans un style fort convainquant, l’angoisse et le désespoir de devenu une « carapace creuse » propose une judicieuse interprétation de la peinture de J.-P. Neveu, en laquelle il m’est désormais difficile de ne pas y voir une splendide représentation du monde nocturne et onirique.
Le fantastique se poursuit avec « Sur la jetée » de Daniel Sernine. Tout en espérant assister à des apparitions, Dérec les craint, car « l’apparition, souvent elle vous tend un miroir, à ce qu’on dit. Et parfois elle est un miroir » Mais s’il n’y avait rien dans le miroir ? Et si ce vide prétendait répondre à toutes nos questions ? S’interrogeant sur ce qu’il y a d’insoutenable dans la vérité, cette nouvelle, dont l’écriture minutieuse s’attache à repérer chaque détail, conserve une grande part de mystère et déroute le lecteur. Sernine fait de l’image représentant une sorte de big bang l’instant où naît l’apparition, où se dévoile la vacuité de l’être.
Conjuguant le fantastique et l’humour, André Vanasse clôt le recueil avec une histoire burlesque. « Le Grand Trou blanc » relate l’aventure d’un Orl (oto-rhino-laryngologiste) qui, examinant la bouche d’un patient, lui découvre une gorge d’une étonnante configuration (cf. l’image). Enivré du parfum qu’exhale cette gorge, irrésistiblement attiré par son fond lumineux, le personnage s’y engouffre : « Ce fut le paradis ». Par un style vivant et l’emploi de jeux de mots, cette nouvelle confère au livre un ton nouveau dont il tire grand profit.
Un beau recueil, vraiment. Ce dialogue entre deux formes d’art, auquel préside la volonté de transformer une expérience visuelle en narration, de « littéraliser » des signes non-textuels, suppose non seulement qu’une œuvre picturale peut trouver un développement en dehors d’elle, mais réciproquement qu’un texte ne peut accéder à une délivrance qu’en fonction d’une création artistique qui le précède et l’éveille.
19,95 $, XYZ C.P. 5247, Succ. C, Montréal, Qc H2X 3M4.
Fabien MÉNARD