Élisabeth Vonarburg, Ailleurs et au Japon (SF)
Élisabeth Vonarburg
Ailleurs et au Japon
Montréal, Québec/Amérique, 1991, 219 p.
Et elle est venue masquée. Il ne fait aucun doute que les textes d’Ailleurs et au Japon marquent un tournant dans l’écriture d’Élisabeth Vonarburg. Cinq des sept nouvelles du recueil ont été publiées en 1986 et sont liées indissolublement à l’épisode Sabine Verreault1. La clameur s’étant calmée, il est bon de revenir à ces textes et de les parcourir d’un œil neuf, en tentant d’oublier les prises de position passionnées qu’avaient suscitées toute l’affaire. C’est seulement par cet exercice qu’on pourra rendre justice à des textes malheureusement négligés dans le brouhaha déclenché par la levée du masque.
Il vient un moment où, à force de scruter l’autre, de tenter de cerner sa présence, quelque chose de son image se perd, s’épuise lentement à l’insu de l’observateur. L’image pâlit, devient de plus en plus vague et finit par disparaître. Reste la mémoire mais, trop mouvante, elle ne réussit qu’à nous perdre à travers ses dédales. Pour l’observateur, il faut alors trouver une autre stratégie ou purement avouer son échec. C’est sur cette défaite sublimée en prise de conscience que s’ouvre Ailleurs et au Japon avec la nouvelle « Le Matin du magicien ».
Si on parle de Paris dans ce texte, ce n’est pas d’un point de vue anecdotique mais pour en affirmer la dualité. Il y a le Paris réel, celui où déambule la narratrice et le Paris imaginaire, ce dernier fabriqué à partir de lectures scolaires ou littéraires. Entre ces deux pôles, il y a le vague, l’incapacité d’envisager un monde ressenti comme insaisissable, le désir de fuir. Mais une rencontre aura lieu, qui constituera par son étrangeté même une espèce de point de rencontre entre réalité et pure fiction. A la toute fin de la nouvelle, la narratrice découvrira avec surprise une page blanche là où elle avait dessiné le portrait de son interlocuteur. Cette conclusion ne doit surtout pas être interprétée comme une chute de type fantastique. Il faut y voir un parti-pris philosophique, une affirmation qui n’est pas sans rappeler « La Beauté sera convulsive ou ne sera pas » d’André Breton. La réalité sera mystérieuse ou ne sera pas. Elle offrira constamment un visage différent, s’évanouira au moment précis où on pensera la saisir, s’écrira sans cesse en forme d’énigme, nous parlera de choses cachées.
Les textes d’Ailleurs et au Japon vont donc mettre en scène le masque mais le masque seul, dépourvu de chair pour le porter, écran dissimulant un deuxième masque puis un autre jusqu’à l’infini, reprenant le thème des univers multiples et parallèles, si cher à Élisabeth Vonarburg. Le masque est expression, miroir et symbole où s’abreuve le regard en quête de réponse, mieux il parle de l’humain. Il affiche la différence dans ce qu’elle a de plus caricatural, de plus exagéré et, en ce sens, il nous démasque. Pourtant il cache. Cagoule du bourreau, masque de l’assassin, les traits humains s’effacent pour mieux troubler, exhibant une machine froide et anonyme : la faucheuse.
Dans cet « Ailleurs », du titre, si loin et diffus, et ce « Japon », ancré dans un exotisme presque trop familier, on retrouve la dualité réel/imaginaire qui fondait la nouvelle « Le Matin du magicien ». C’est que les masques peuvent se confondre. Deux réalités aux antipodes l’une de l’autre correspondent parfois au même phénomène. Et c’est à ce mystère que nous convie Élisabeth Vonarburg. Noces étranges, semblables au spectacle décrit dans « La Carte du tendre » où un homme et une femme échangent littéralement leur peau, métaphore ironique de l’amour.
La science-fiction d’Élisabeth Vonarburg est remarquablement structurée. Les hypothèses scientifiques qu’elle développe dans ses textes, le sont toujours jusque dans leurs ultimes implications. Mais le discours rationnel mis en place par l’écrivain ne vise surtout pas à nous rassurer mais à nous perdre. Il débouche sur l’inconnu. Nous pousse au bord de l’abîme et du vertige.
L’image est ici le grand déclencheur. Car l’œil nous introduit dans le monde du désir : désir de l’autre, désir de savoir, désir de transgression, désir de liberté. Il balaie nos dernières certitudes et nous invite à reconstruire le monde sur d’autres bases.
L’écriture va jouer un rôle fondamental dans cette reconstruction : « J’ai écrit toute la nuit, et toutes les nuits suivantes, pendant une semaine, parce que personne ne vient voir ce que vous faites la nuit, au temple. Je n’écrivais pas dans un but déterminé, pas même pour ne pas oublier ce qui avait tué Libélisha. Il fallait seulement que j’écrive. C’était, je crois, ma façon de pleurer. » (« Les Yeux ouverts »). Le monde doit ainsi se reconstruire de l’intérieur, au prix de multiples hésitations, tâtonnements, chemin vivant que traduit la main qui écrit.
Les textes d’Ailleurs et au Japon témoignent pour l’auteur d’une intense remise en question de l’écriture : « Tâche immense, écrasante, mais qui se changerait aussi parfois en un acte de triomphe, puisque tu aurais choisi de sublimer ainsi ton déracinement, puisque tu aurais choisi de passer ce qui te resterait de vie à la poursuite de cette chimère : tu écrirais. » (phrase qu’il faudrait rapprocher de celle qui conclut « Il écrit » de Daniel Sernine). En Sabine Verreault, Élisabeth Vonarburg a découvert la partenaire idéale. Grâce à elle, c’est tout un pan du passé qui s’est révélé à l’auteur, en particulier le monde de l’enfance exploré dans « Cogito », conte philosophique qui porte en filigrane le sujet de la solitude. On sent dans chaque nouvelle un goût du jeu qui se traduit par des passages à saveur onirique ou carrément poétique. Sabine Verreault a été plus qu’une simple récréation pour Élisabeth Vonarburg. Cet épisode correspond pour elle à un retour aux sources de l’écriture, au plaisir d’écrire.
Michel LAMONTAGNE