Jean-Pierre April, Berlin-Bangkok (SF)
Jean-Pierre April
Berlin-Bangkok
Montréal, Logiques (Autres mers, autres mondes 5), 1989, 341 p.
Jean-Pierre April nous a livré au fil de ans de nombreuses et souvent excellentes nouvelles ; son premier roman. Le Nord électrique, n’avait toutefois pas convaincu, en tout cas ni le lecteur que je suis, ni la plupart des critiques parues à l’époque. Le problème majeur de ce premier roman était certainement sa construction narrative et thématique, qui partait dans tous les sens à la fois dans sa recherche d’une critique socio-politique. Le roman qu’il publie maintenant devrait convaincre ceux qui l’avaient à l’époque cru incapable de produire quelque de chose de satisfaisant dans des œuvres plus longues ; il révèle par contre d’autres défauts.
Le lecteur familier avec son œuvre connaît bien les thématiques récurrentes d’April : la manipulation de l’individu par l’appareil socio-politique, les difficultés de la communication interpersonnelle, l’écrasement exercé sur l’appareil social (et donc sur les individus) par les médias et les multinationales, les drogues.
Tous les ingrédients de l’imaginaire aprilien sont là ; subsiste pourtant l’impression de rester sur sa faim après avoir refermé le livre. L’impression d’avoir lu une très longue nouvelle plutôt qu’un roman. Ce n’est pourtant pas par carence d’intrigue que pèche le roman : résumer est quasi impossible, mais disons tout de même que Axel Rovan, employé d’une grande compagnie pharmaceutique allemande établie à Bangkok, affecté d’une amnésie partielle (le nowhere), croit avoir trouvé la radeau auquel se raccrocher en épousant l’ancienne prostituée Yumi, qui disparaît ; Axel la recherche, se retrouve dans un camp de concentration infâme, pendant que les recherches sur les drogues psychotropes nouvelles se poursuivent avec la parfaite collaboration du gouvernement local.
Trouble post-lecture disais-je ; roman ou nouvelle ? Un collègue à qui je mentionnais cette impasse m’a conseillé la lecture de l’essai d’André Belleau « Pour la nouvelle » où je trouverais peut-être un éclairage utile. Résumons la pensée de Belleau : alors que le roman est hors du temps, la nouvelle est liée au temps (sans égard au nombre de pages) et surtout, déplace l’intérêt du lecteur « de la conscience du héros vers l’événement, vers ce qui lui arrive, vu non pas comme un des possibles attendus de l’existence, mais plutôt comme quelque chose de singulier, d’unique. À la limite, l’événement devient un cas. » Et comme le souligne encore Belleau, nombre de nouvelles peuvent se résumer à la résolution d’un problème, à une interrogation sur les faits.
Cette analyse s’applique non seulement au roman d’April, mais aussi à bon nombre de romans de SF. Car enfin, combien d’auteurs de SF fondent leurs œuvres longues, commercialisées sous l’étiquette de roman, sur la résolution d’une question, à élucider par interrogations successives et dévoilement progressif des faits et événements mis à jour par le(s) héros ? Peu de romans de SF sont vraiment placés hors du temps, arrivent à s’écarter d’un axe strict qui pilote inexorablement l’intrigue d’un point à l’autre.
Dans le livre commenté ici, le récit est exclusivement fondé sur les recherches d’Axel, toutes alimentées à la même source d’ailleurs : se débarrasser des sensations issues de son nowhere à défaut de pouvoir dissiper celui-ci et retrouver Yumi, tout cela passant inévitablement par la Deutsche Drug et les secrets acquis par Axel, et qui lui ont probablement valu de perdre un petit bout de mémoire. Le roman n’élargit jamais son point de vue au-delà de cette droite de conduite. Et ce malgré les nombreux incidents qui parsèment sa course. En centrant son roman sur la recherche quasi égocentrique d’un individu, April a certainement nui à la portée des riches matériaux qu’il brasse.
Malgré tout, la lecture est loin d’être inintéressante : April détient suffisamment de capacités d’invention pour meubler un récit, le truffer de tous les rebondissements qui sauront appâter et retenir le lecteur, qui s’attend sans cesse à trouver autre chose que les minces états d’âme d’Axel, la plupart du temps sans intérêt. Dommage que tout cela aboutisse au sentiment d’avoir tourné en rond, car l’investissement exigé du lecteur pour suivre l’intrigue est assez imposant (et certainement à la mesure de celui de l’auteur).
Dans sa peinture d’un monde futur proche, April réussit particulièrement sa mise en scène d’une économie sociale et financière fondée sur les drogues, même officieusement ; l’usage des drogues psychotropes semble tout à fait quotidien pour nos descendants, qu’ils habitent un pays hyper-industrialisé comme l’Allemagne ou une « colonie » corrompue comme la Thaïlande. La trouvaille la plus extraordinaire de ce roman est le chaos, drogue qui permet à deux consciences de communiquer, de partager par « transpsychisme », surtout lors des relations sexuelles.
Ce qui nous amène à l’autre aspect majeur du roman, c’est-à-dire les nouveaux rapports de couple… ou plutôt la réinscription des mêmes vieux rapports de dépendance-égalité dans une société futuriste. C’est à mon sens surtout là que le bât blesse. Croire que les rapports de couple resteront si conformes à ceux vécus à notre époque dans les relations hétérosexuelles est une position qui se situe probablement quelque part entre le cynisme et le réalisme, mais la transposition directe des phénomènes actuels me paraît une faillite certaine de l’imaginaire de l’auteur. Parmi les principaux irritants, je citerais la tendance des personnages à chercher en l’autre non pas un partenaire, mais un palliatif à un manque, une béquille quoi ; dès lors, le rapport égalitaire est impossible, la relation sexuelle/sentimentale s’inscrit dans le même contexte malsain qu’aujourd’hui, en ce qu’elle en reproduit les limites définies par la société contemporaine. Je sais que les changements de mentalité seront lents, mais que penser des personnages masculins d’April qui réagissent encore d’une manière qu’on aurait été en droit de supposer rétrograde pour une époque future, au point de chercher si fébrilement des partenaires inférieures socialement (sinon psychologiquement), qui en viendront à dominer leur vie. Et même s’il s’agit de réalisme de la part de April, il y aurait certainement une façon plus vivante de présenter les choses. Car là où l’écriture de April faillit, c’est lors de la description des émotions des personnages, lors des dialogues sentimentaux entre Axel et Yumi ; quelle bluette que cette prose, quelles lavettes que ces personnages.
Je mentionnais l’écriture ; comme dans presque tout ce qu’a écrit April jusqu’à présent, le style de ce roman n’est pas des plus travaillés ; la prose est utilitaire, au premier degré. Ce qui explique probablement que des passages comme ceux mentionnés au paragraphe précédent passent si difficilement ; dans ses nouvelles, April compensait la plupart du temps cet aplatissement du style par l’énormité de l’imaginaire. Ici, c’est le quotidien et l’ordinaire qui sont aplatis par l’écriture (ou par son absence), ce qui les rend encore plus ennuyeux.
Pourtant, comme je l’ai dit plus haut, ce roman est à lire, malgré ses défauts. C’est une de ces œuvres imparfaites, et même ratées sur bien des plans, qui ne cessent d’intéresser. Le ratage d’un écrivain aussi imaginatif qu’April vaut mieux que bien des « réussites » standardisées.
Un mot sur la présentation matérielle du livre. L’illustration du très surfait Kacere fait penser à un roman cochon français de seconde zone des années cinquante (on peut donc supposer que si le livre se vend, ce ne sera pas au bon public, alors que si, compte tenu de leur prix, les autres livres de la collection ne se vendent pas, au moins ce sera au bon public). L’éditeur a donc certainement voulu insister sur le côté « sexe » et camoufler l’aspect SF ; mais tant qu’à faire, pourquoi utiliser une illustration si clichée ? Par ailleurs, la piste sexuelle devrait stimuler ces critiques québécois qui aiment débusquer les thématiques d’une œuvre dans les constituantes phonétiques des noms de personnages ou de lieux ; si on a pu lire que l’un d’entre eux avait remarqué la présence de « axe » dans le nom du personnage masculin, il n’a, curieusement, pas relevé les connotations alimentaires (et donc certainement sexuelles) du nom de Yumi. Mais là où la matière est la plus riche, c’est certainement dans le titre : le deuxième mot contient, pour un anglophone du moins, tout un programme sexuel lorsqu’on en décompose les syllabes.
Mike ARCHAW