Joël Champetier, La Taupe et le dragon (SF)
Joël Champetier
La Taupe et le Dragon
Montréal, Québec/Amérique, 1991, 346 p.
Avec la fin de la guerre froide, c’est tout un pan de notre imaginaire collectif qui vient de s’écrouler. L’Occident a perdu son frère ennemi, son double antithétique. Un nouvel ordre mondial nous attend dont on peut déjà prévoir certains aspects. La Terre, américanisée d’un bout à l’autre, effacera toute déviance politique par l’étalage criard de son opulence. La richesse sera la seule vertu et une vague de puritanisme déferlera, déjà amorcée par la chasse aux nouvelles sorcières : la pauvreté, le sida et la violence urbaine. Quelque part la peur renaîtra. Hier, il s’agissait de l’holocauste nucléaire qui a nourri plusieurs générations de ses ombres menaçantes, la science-fiction y puisant ses textes les plus poignants. Demain ? Nous l’ignorons. Il faut imaginer, et c’est à cet exercice visionnaire que Joël Champetier a voulu se livrer avec La Taupe et le Dragon, roman d’espionnage se déroulant dans le futur.
Dans le panthéon des ennemis possibles, la Chine occupe une place privilégiée. Voici un peuple qu’on connaît mal, replié sur lui-même, à la culture étrange et complexe.
Toutes les projections deviennent alors possibles. Ce que nous ignorons, nous l’inventons. Ce que nous n’arrivons pas à comprendre parce que trop différent, nous l’amplifions en lui donnant des dimensions métaphysiques, insolubles. Un fossé se crée, s’élargit et c’est dans cet espace où tous les discours s’abolissent que naît le roman d’espionnage. Quête d’informations, quête d’un personnage (qui lui possède des informations), les meilleurs romans d’espionnage aboutissent au vide. Il ne faudra donc pas se surprendre si le roman de Joël Champetier se termine sur l’image d’une tête sectionnée à laquelle on tente d’arracher des mots qui ne viendront jamais.
Mais le roman d’espionnage ne cherche pas tant l’abolition de la parole que son effritement systématique. L’information devenue simple valeur d’échange n’est qu’un élément parmi tant d’autres dans un jeu où le mensonge a autant de valeur, sinon plus, que la vérité. L’espion n’est donc que le fragile porteur d’un message dont il ignore souvent la teneur, une quantité négligeable, un pion qu’on déplace au gré des caprices de la partie. Pourtant, c’est lui qui donne au roman d’espionnage son sens ultime : l’homme laissé à lui-même, prisonnier d’une réalité qu’il n’arrive pas à déchiffrer. Cette figure a souvent servi à de douteuses récupérations des valeurs viriles ou militaires. Il suffit de penser à la longue série des James Bond qui s’est finalement enlisée dans la caricature totale.
Réjean Tanner, le protagoniste de La Taupe et le Dragon n’appartient pas à cette catégorie d’espion. Fraîchement débarqué en Nouvelle-Chine, planète orbitant autour de deux soleils, il est l’étranger par excellence. Isolé par la couleur de sa peau, il est de plus confronté à une société enracinée dans ses valeurs archaïques. La mission de Tanner ne pourra qu’amplifier cette sensation d’isolement en plaçant celui-ci en opposition directe avec les aspirations les plus légitimes de la Nouvelle-Chine, soit se libérer du joug économique imposé de loin par la Terre. Certains feront tout de suite un rapprochement entre les vélléités séparatistes de la planète et d’autres plus près de nous, mais ce n’est pas la voie qu’a choisie d’emprunter Joël Champetier.
Avant toute chose, l’auteur a préféré exploiter un décor exotique dominé par la présence obsédante de l’Œil du Dragon, deuxième soleil de la planète. À ce niveau, le côté science-fictionnel du roman est particulièrement soigné, nous offrant toutes les ramifications pour un monde de vivre près d’une source trop abondante de rayonnements ultraviolets. Les amateurs d’aventure seront particulièrement bien servis avec les nombreux rebondissements que contient l’intrigue.
Joël Champetier appartient à une nouvelle vague d’écrivains de SF qui a fait ses classes dans les pages de Solaris et d’imagine… L’auteur s’est longtemps limité au format de la nouvelle, et ce premier roman lui a sans doute donné la chance de lâcher la bride et de donner libre cours à son imagination. Malgré certaines faiblesses, dont une intrigue sentimentale plutôt accessoire, La Taupe et le Dragon est un retour réussi aux sources du genre, un roman d’aventures qui parvient à s’évader des clichés habituels du roman d’espionnage. Il est à espérer que d’autres écrits suivront.
Michel LAMONTAGNE