Michel Bélil, La Ville oasis (SF)
Michel Bélil
La Ville oasis
Montréal, Logiques (Autres mers, autres mondes), 1990, 283 p.
Un même communiqué annonce les « récits » d’Annick Perrot-Bishop parus sous le titre Les Maisons de cristal et le nouveau « roman » de Michel Bélil : La Ville oasis. Les deux œuvres ont, semble-t-il, été lancées en même temps l’automne dernier.
Le premier ouvrage nous a charmé par son écriture et son macrocosme poétiques. Complice, nous lisions cependant le second avec une perpétuelle interrogation : était-ce vraiment là un roman ? Nous aurions volontiers interverti les désignations de genres. L’univers de Perrot-Bishop nous a semblé plus structurellement romanesque que celui de l’auteur dont nous avons à vous entretenir pour le moment. Mais nous serions-nous questionné autant s’il n’y avait eu ce comparatif si aisément accessible ? (Il ne serait possible de répondre que si nous vivions dans un univers parallèle où les publications ne seraient pas confrontées !) Et, avouons-le, les pratiques modernes de l’écriture cherchent à faire éclater les classifications spécieuses, tendent délibérément à mélanger les techniques, les genres. Bélil peut alors tirer bénéfice de ces usages actuels et son éditeur prétendre au « roman » en toute légitimité.
Notre « titillement d’esthète » trouve peut-être fondement dans le fait que trois des huit chapitres (accompagnés d’un prologue et d’un épilogue) composant l’œuvre nouvelle de Bélil ont paru précédemment dans imagine… de façon indépendante, quoique légèrement modifiés. Sans être cependant formellement identifiés, ces textes s’affichaient dans notre esprit comme « nouvelles » et les liens les réunissant aujourd’hui avec d’autres épisodes nous paraissent parfois ténus, surtout à cause des tons bien différents de certaines séquences. (Composition déployée non refondue ?)
C’est avec « Au rythme du razz’n grou » que Bélil amorçait en 1988 un cycle qui alIait déboucher sur ce titre globalisant. Il ne faut pas oublier, également, que l’ouvrage porte en sous-titre : « Chroniques de Razzlande I » ce qui laisse supposer de nouveaux éléments à venir.
Il faut avant tout, croyons-nous, apprécier tant le jeu des mots que les calembours pour savourer le « roman » Parce qu’il y en a beaucoup, beaucoup ! L’auteur s’est vraisemblablement très amusé à créer son univers « razzien » et l’on doit rendre hommage à certaines trouvailles, notamment celle de la « matière grise » où Bélil nous a pris – confessons-le – les braies bien basses (voir « Les Abeaux de Grise Mine » pp. 115-125) après quelques pages sournoisement truculentes.
Régulièrement. Bélil tente de renouveler nos sentences et dictons populaires par des clichés razziens ; les références nous sont alors rapidement évidentes : « Tout allait pour le mieux dans la meilleure des oasis possible » (p. 238), « Après moi la tempête de sable » (p. 189) ; ou encore il joue sur les formules, les expressions de notre langue : « Simple zoulac émissaire » (p. 71), « quelle nitouche a bien pu piquer » (p. 182), « des propos razzistes » (p. 77), etc.
Facile ! Là cependant où cela devient plus délicat à suivre, c’est dans l’emploi fréquent des néologismes d’auteur. Déjà, au deuxième paragraphe du livre, on se retrouve en plein métalangage :
« Les bredouilles qui éclairent les rues… sont en lambeaux. Les pétales du naunot parfumé sont lacérés. Éborgnés,… les zoukals refusent de donner du lait… Les magnaneries, les champignonnières, les lucioleries et les plates-bandes publiques sont endommagées… c’est la désolation » (p. 9).
Tempête de sable sur Razz (ou Razzlande) mais aussi averses de mots issus de la langue française, directement (avec de nouveaux sens), par combinaisons ou par déformations phonétiques. Faune et flore razziennes révèlent peu à peu leurs vocabulaires ; objets utilitaires et culturels, lieux et espaces, saisons sont nommés avec les mêmes variations ; on passe ainsi des « groutouilles orangées » (p. 9), qui servent d’habitations comestibles, aux « groutte-ciel » (p. 207) lorsque la civilisation razz s’émancipe, se développe.
Celle-ci découvre la « razztronomie », la musique « razz’n grou », les « thérazzpies » puis les « razzembleurs » qui crient à la fin du monde, à la « phaufollocalypse ». La planète connaît ses turbulences politiques et idéologiques d’époque en époque. Les huit chroniques de La Ville oasis nous renseignent directement, grâce aux « récits » racontés directement par les protagonistes en scène, ou indirectement, par un narrateur omniscient, sur l’évolution de ce monde où la fantaisie créatrice de l’auteur intervient régulièrement.
Michel Bélil nous propose, somme toute, un univers souvent fort semblable au nôtre. Les correspondances historiques (« Razznaissance », « Révolution paisible », etc.) demeurent des clins d’œil facétieux à notre culture occidentale et à notre passé récentcomme peuple. On peut y constater aussi, en filigrane, des jugements sur notre comportement social : « Les intégristes crachent des injures sur les mœurs actuelles et prônent le retour au passé. » (p. 229), et devant la débandade des valeurs, ne réagissons-nous pas collectivement d’identique façon ? « [D]e nos jours, les jeunes doutent : ils misent avant tout sur l’immédiat… D’autres se réfugient dans l’extrémisme des sectes. » (p. 239).
On peut opérer ainsi de multiples rapports et traquer les équivalences entre la société de Razzlande et la nôtre, mais on en dénichera tant et tellement – en dépit de la verve néologique de Bélil qu’on pourra se demander dorénavant s’il s’agit de science-fiction engagée ou dénonçante, ou d’une vaste allégorie aux clés de plus en plus apparentes ! D’un « conte » ? Bzzzt !
Georges Henri CLOUTIER