Daniel Sernine, Chronoreg (SF)
Daniel Sernine
Chronoreg
Montréal, Québec/Amérique (Littérature d’Amérique), 1992, 386 p.
Depuis toujours, le temps n’a cessé de fasciner humanistes, penseurs, sages, philosophes, théologiens et scientifiques. Chronoreg, s’il n’apporte pas de réponse absolue sur ce qu’est le temps, aura à tout le moins le mérite de stimuler la réflexion. À mon avis, cela seul vaudrait bien la lecture du roman.
Grâce au chronoreg, une nouvelle drogue, il est devenu possible de « régresser dans le temps », de faire marche arrière. Le temps ayant perdu son caractère irréversible, d’intéressantes possibilités s’offrent à l’homme du vingt-et-unième siècle naissant. Il peut désormais espérer s’affranchir du temps.
Dans l’imaginaire serninien, l’homme semble sur le point de s’imposer comme le maître de sa destinée. Cette capacité qu’a l’homme de revenir en esprit dans le passé et cette volonté qu’il a de le modifier sont des symptômes du rejet de la fatalité, du refus de voir la réalité telle qu’elle se présente. Mais est-il possible de changer ce qui fut ?
Bien que toujours orienté vers le futur, comme attiré par le magnétisme d’un aimant, le temps n’est plus irréversible. Tout comme le permet la touche rewind des appareils audiovisuels, le chronoreg fait revivre le passé. Mais cette drogue a-t-elle la même fonction, les mêmes limites que le rewind ? Sous l’influence du chronoreg, l’homme est-il contraint de revivre les mêmes événements ou peut-il, s’il le désire, intervenir et en changer le cours ?
Je soupçonnais chez Sernine une pente naturelle vers le sentiment de l’absurde, voire vers l’existentialisme (cf. Boulevard des étoiles). Non seulement, dans Chronoreg, va-t-il jusqu’à ignorer totalement l’aspect religieux du Québec et du pieux Mexique au point de n’y faire aucune allusion, mais encore donne-t-il la preuve que Dieu est mort : ne fût-ce que par un retour d’une courte heure dans le passé, Sernine a tué Dieu. Le chronoreg a libéré l’homme de toute religion en lui rendant le contrôle de sa destinée. L’homme est l’auteur du roman de sa vie. Il est un autobiographe écrivant sciemment sur sa vie à venir plutôt que se remémorant les faits marquants de son passé. L’homme est dieu, son propre dieu, aussi imparfait et faillible puisse-t-il être.
Dans un tel contexte, que signifient passé, présent et futur ? Le chronoreg rend encore plus diffus ces concepts déjà abstraits. Plus que jamais, le temps n’est qu’illusion ; l’auteur le dit lui-même vers la fin du récit, par la bouche d’un sage Hopi. Le passé n’est plus, finalement, qu’un présent existant dans un univers temporel. Ce passé attend seulement que quelqu’un consomme des capsules de chronoreg pour être revisité, revécu. Le chronoreg ouvre grand les portes du présent perpétuel.
Ainsi Sernine renonce-t-il intelligemment à utiliser le passé simple et l’imparfait. Il opte plutôt pour le présent de l’indicatif, malgré les retours vers le passé ou les dédoublements de la trame narrative en voies temporelles parallèles et alternatives. Ce choix sert à merveille son dessein de créer une illusion d’immédiateté, de présent perpétuel. Sernine parvient, dans Chronoreg, à anéantir le temps tel qu’on le conçoit aujourd’hui.
Chronoreg offre au cerveau du lecteur laborieux – que j’oppose au paresseux – de stimulants paradoxes qui peuvent être le point de départ d’intéressantes discussions philosophiques. Ainsi, sous l’influence de chronoreg, l’homme qui revient en esprit dans le passé a en mémoire son futur potentiel qui redeviendra présent s’il ne change pas le cours des événements dans le passé – passé qui est en quelque sorte son nouveau présent, un présent existant dans un autre univers temporel.
Les effets du chronoreg expliqueraient donc en partie les prémonitions et les troublantes impressions de déjà-vu. Le héros qui évolue dans le passé connaît des faits qui appartiennent au futur. Ce que nous appelons « prémonitions » pourrait n’être finalement que notre futur nous revenant à la mémoire. Si je dis « expliqueraient donc en partie les prémonitions », c’est qu’il s’agit en fait de prémonitions conscientes, le héros ayant pleinement conscience de sa chronorégression et de la raison pour laquelle il est retourné dans le passé : y modifier le cours des événements.
Mais cela est-il possible ? Selon un personnage du roman, le trafiquant Jara, nul n’y est jamais parvenu. Sernine est assez fin pour laisser entendre au lecteur qu’il s’agit de l’opinion du personnage et non celle du narrateur. Seul Blackburn, qui a vécu dans les deux univers temporels, est témoin des modifications apportées au temps originel et peut comparer les deux lignes temporelles alternatives.
On notera d’ailleurs le côté imparfait et incontrôlé du chronoreg. Tout semble encore à découvrir à son sujet. Les expériences dont il fait l’objet n’en sont qu’à leurs premiers balbutiements. Ses effets secondaires, ses conséquences à long terme, ses possibilités ou ses limites sont donc autant de points d’interrogation pour l’homme de l’an 2005. Et, surtout, le chronoreg fait peur.
Ce qui déplaira toutefois aux lecteurs plus difficiles, c’est le côté james-bondesque de Blackburn, qui se tire toujours d’embarras, même blessé, meurtri et amer. Blackburn est de la trempe des héros faillibles et mortels, capables de commettre des erreurs bêtes mais qui réussissent malgré tout à survivre aux pires catastrophes.
C’est du moins ce que l’on est porté à croire jusqu’à la toute fin du roman. Toutefois l’épilogue réserve au lecteur une petite surprise et un beau moment de lecture. La qualité de la prose de Sernine, par endroits très poétique, y atteint son apogée. On sent dans Chronoreg un travail acharné et consciencieux au niveau de la recherche du mot et de l’expression justes. Sernine y a consacré trois années de labeur, plus une réécriture avant publication : le résultat en vaut la chandelle.
Chronoreg plaira au grand public. En plus d’être le must de l’année des amateurs de SF, il intéressera alarmera les écologistes, fera réfléchir les politologues, fera rêver les nationalistes ainsi que les homosexuels, captivera ceux qui sont à la recherche de sensations fortes et d’action. Tout en étant du matériel à best-seller Chronoreg me ravit du fait qu’il ne s’agit pas d’un roman « facile » : on sent que l’auteur accorde sa confiance au lecteur. Il ne le guide pas constamment, il ne le tient pas par la main, le gavant d’informations futiles. Et surtout, il n’annonce qu’implicitement les changements d’univers temporels ou les retours vers le passé. Que le lecteur travaille, pardi ! Et c’est tant mieux !
Ses phrases courtes, hachées Sernine va jusqu’à séparer la proposition relative de son antécédent par le point d’une phrase donnent au récit une tension et un rythme agréablement rapides. Les divisions des chapitres sont savamment étudiées, faisant de l’auteur un maître du dosage d’information et un expert en maintien du suspense.
On dit avec raison de l’écriture de Sernine qu’elle s’apparente au style cinématographique. J’ajouterais même qu’à la lecture de ses descriptions, on croirait avoir l’accès privilégié au texte du découpage technique du prochain film à gros budget d’Hollywood. Cette recherche de l’image visuelle frappante caractérise un style à point, une écriture déjà mûre. Daniel Sernine n’étant âgé que de trente-six ans, on peut prédire à la littérature québécoise un brillant avenir.
Simon DUPUIS