Élisabeth Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux (SF)
Élisabeth Vonarburg
Les Voyageurs malgré eux
Montréal, Québec/Amérique (Sextant 1), 1994, 422 p.
Les héros qui vont à l’Est recherchent leurs origines,
à l’Ouest leur futur au Nord le combat, au Sud l’apaisement.
Tiré du Livre secret des Fourmis de Bernard Werber
Enfin une collection populaire consacrée à la paralittérature écrite ici. Les éditions Québec/Amérique sont à l’origine du projet et ils ont eu la brillante idée d’en confier la direction à Jean Pettigrew bien connu du milieu. La collection s’appelle Sextant et démarre en force avec un excellent roman d’Élisabeth Vonarburg. Les Voyageurs malgré eux se déroule aujourd’hui mais dans un Québec parallèle soumis à d’étranges distorsions géopolitiques. Ainsi on aura la surprise d’y découvrir un Montréal possédant un réseau de canaux qui la fait surnommer « la Venise de la Nord-Amérique » On y découvre aussi, mais cette fois avec angoisse, que la ville n’est plus qu’une enclave, un fragile bastion français entouré par une mer anglophone. Catherine, personnage principal du roman, participe émotivement à chacune de nos découvertes puisque sa mémoire vacillante la confronte à une réalité qu’elle reconnaît de moins en moins. Par moment le récit rappellera l’univers paranoïaque de Philip K. Dick ou celui, étouffant, de Kafka. Mais Catherine n’est pas Joseph K. Son univers possède sinon un sens, du moins une clé qui lui permettra d’accéder à un ailleurs. C’est dans cette optique, un déplacement (de sens, de valeurs) qu’il faut envisager le titre énigmatique : « Les Voyageurs malgré eux » Fondamentalement, rien n’a changé. Le voyageur aboutit dans un monde-miroir Mais qui dit miroir dit reflet, mensonge mais dans l’ordre du moi. Le miroir nous éloigne de la vérité. D’où le geste libérateur qui consiste à le briser. Cet univers devra donc être cassé, disloqué, démonté comme on démonte les décors désormais inutiles d’une pièce de théâtre. Le « malgré eux » signale la présence d’une volonté autre et donne le sens à ce déplacement (voyage) : la conscience, le moi qui prend en charge sa destinée.
Le jeu du miroir on le retrouve aussi dans le personnage de Catherine, professeure de littérature émigrée au Québec, double à peine déguisé de l’auteure elle-même. Certaines parties du roman pourront se lire comme autobiographiques avec un accent particulier sur le monde de l’enfance et la relation parents-enfants. C’est que le voyage passe en premier lieu par la mémoire. Le souvenir sert de déclic à la quête mais aussi de révélateur de la faille qui se creuse inexorablement dans l’univers de Catherine. Il serait tentant de lire dans les aventures de cette femme dont la raison est constamment ébranlée, une métaphore du pays à la recherche de son identité. Mais ce n’est pas seulement la mémoire qui est ici remise en question. Le monde de l’imaginaire lui aussi est pris à partie. Dans un premier temps, il semble se substituer aux souvenirs car le rêve nous permet d’accéder au passé. Il a l’avantage d’en extraire l’essence et d’en gommer les aspects les plus pénibles. Par contre, à la longue, il nous éloigne de la vérité. Incontrôlé, il devient une source de délire, un labyrinthe d’où le rêveur n’arrive plus à s’extraire. Le souvenir et le rêve doivent donc cohabiter malgré leurs discours contradictoires. De cette confrontation, le roman tire toute sa richesse. Rêves et visions alternent entre des séquences réalistes pour donner au roman une cohérence autre. Bien sûr il faut les lire comme des indices devant nous conduire à la révélation finale. Mais on peut les détacher du récit et les savourer pour leur beauté étrange.
Avec Les Voyageurs malgré eux, Élisabeth Vonarburg renoue avec « le cycle du Pont » amorcé dans des nouvelles parues entre 1977 et 1986. Si l’auteure n’a jamais caché son intérêt pour le Mythe, intérêt qui a culminé avec les Chroniques du Pays des Mères, ici elle prend une distance par rapport à sa mythologie personnelle. Le Pont, comme elle tient à le préciser doit être perçu comme un instrument de connaissance. alors que le Mythe est naissance, accouchement du Nom et donc de l’être, la capacité de nommer les choses en tant que prise de possession du monde. Plus qu’une explication des origines ou de la création, il parle du pouvoir de créer et de la rupture violente qu’elle engendre. Le Livre, concept emprunté à Edmond Jabès, serait la réponse au Mythe. Ramené à son terme générique, il est à la fois aucun livre et tous les livres. Sans lecteur il ne peut être que silence. Il participe alors du néant mais aussi de l’infini. En ce sens, il est « la totalité insoutenable » comme l’écrit Jabès. Le livre s’offre à toutes les interprétations et exige du lecteur une part de liberté « Il me semble que Pierre-Emmanuelle Manesch soit le seul à qui je puisse faire confiance : j’ai besoin que ses phrases, ses vers, soient des indices, un signal secret à travers le temps, une flèche pointée vers le nord. »
Si l’on considère que le mandat de la collection Sextant est de présenter des œuvres populaires de qualité, on peut parler ici d’une double réussite. Non seulement le roman est-il captivant du début à la fin selon les critères du roman d’action mais son écriture aussi bien que sa thématique en font une œuvre riche qui déborde le simple corpus de la science-fiction. Les plus hostiles à la paralittérature y découvriront des pages écrites de main de maître, ample matière à réflexion et une poésie qui traverse tout le roman. Le paradoxe de la SFQ a toujours été d’être une littérature populaire essentiellement lue par un public de spécialistes. Espérons que ce livre gagnera de nouveaux lecteurs au genre.
Michel LAMONTAGNE