Esther Rochon, Aboli (Hy)
Esther Rochon
Aboli
Beauport, Alire, 1996, 231 p.
La comparaison de ce livre avec le précédent, Lame, est inévitable. (Ce premier tome, recensé dans Solaris 113, avait été publié dans la collection Sextant chez Québec/Amérique, alors dirigée par Jean Pettigrew, maintenant à la tête d’Alire.) D’emblée, la comparaison des couvertures n’est pas à l’avantage d’Aboli, avec une illustration qui n’est certes pas la meilleure de Sv Bell, combinée avec un usage plutôt maladroit des caractères du titre (trop peu visible, parce que trop petits et d’une couleur mal choisie) : vu de l’extérieur, Aboli n’a pas le même impact que Lame. Cela est dans une certaine mesure également vrai pour ce qui est du texte.
Les Chroniques infernales (dont il reste au moins trois livres à venir) ont de quoi surprendre, sinon stupéfier. Ce sont des romans de fantasy, avec des accents occasionnels à saveur SF (mais quelle importance la définition précise des genres a-t-elle pour Esther Rochon ?) qui se déroulent aux Enfers où souffrent les damnés par millions, mais le tout raconté dans un style très simple, beaucoup plus dépouillé que le style habituel de Rochon. Le lecteur gavé de romans américains bourrés de Preux Chevaliers, de Sages Sorciers et d’Incarnations du Mal Absolu risque un choc cognitif fatal face à des phrases telles que « Il téléphona à Claire, qui lui donna des trucs d’entremetteuse et aussi des recettes d’onguent pour se soigner. » – vous ai-je dit que ces Enfers-là ont le téléphone ? L’effet produit est unique, décapant et parfait pour le lecteur blasé.
Aboli continue l’histoire amorcée dans le premier tome ; qu’arrive-t-il une fois que les Enfers de Lame ont été fermés, et qu’un autre monde accueille les nouveaux Enfers ? Rochon se montre très inventive. Elle évoque un arrangement cosmogonique complexe et fascinant, dans la mesure où il reste juste assez flou pour tenir à la fois du mysticisme et de l’astronomie ; fait souvent preuve d’un humour ironique et savoureux ; nous offre les réflexions teintées de sagesse auxquelles elle nous a habitués. De nouveaux personnages interviennent et une compréhension plus vaste de l’univers des Chroniques infernales se dessine. Toutefois, il faut un moment pour en arriver là. Et c’est ce qui me pose un problème : le livre, surtout dans sa première partie, est lent, Lame fascinait d’emblée, puisqu’il débutait au cœur des Enfers ; Aboli n’accroche pas autant.
C’est un roman que je qualifierais de pondéré, dans les deux sens du terme : équilibré et calme. Même parmi les horreurs des Enfers froids, les personnages évitent les passions débordantes auxquelles on s’attendrait. Quelqu’un me faisait remarquer que le livre rappelait la vie de tous les jours, même alors qu’il traite de transformations personnelles et cosmiques, d’êtres immortels plus vieux que le monde, et de sagesse éternelle. C’est à la fois une qualité et un défaut. Je l’ai lu avec plaisir, et je le recommande sans hésiter. Mais attendez-vous à une lecture tranquille, surtout au début. Il reste à voir ce que nous réserve le reste de la série ; des volumes subséquents un peu plus « propulsifs » nous feraient oublier les réserves mineures que suscite Aboli.
Yves MEYNARD