Jean-Pierre April, Les Voyages thanatologiques de Yan Malter (SF)
Jean-Pierre April
Les Voyages thanatologiques de Yan Malter
Montréal, Québec/Amérique (Sextant), 1995, 253 p.
Jean-Pierre April est un des auteurs de la première vague de la SFQ moderne (i. e. après 1974), et le représentant émérite (et unique) de la veine baroque, satirique, éclatée de la SFQ, un SF qu’il met au service d’une vision critique, souvent hallucinée et hallucinante, du monde contemporain à peine décalé dans le futur mais pris dans ce qu’il a de plus tourneboulant, en particulier le développement, voire le déchaînement, des nouveaux moyens de communication et de manipulation de l’information, i. e. de l’image que nous nous faisons du réel. Ainsi, le titre d’un de ses recueils de nouvelles, soi-disant « pour jeunes » est N’Ajustez pas vos hallucinettes. C’est aussi un écrivain chez qui la réflexion sur l’écriture a toujours été mêlée à la réflexion sur le réel, et pour qui la SF a toujours été un outil privilégié pour explorer cette relation : son premier recueil de texte pour adultes, au début des années 80, était La Machine à explorer la fiction.
Ces deux préoccupations se retrouvent dans son roman nouvellement sorti chez Québec/Amérique, dans la collection Sextant. Elles sont logiquement liées par une troisième : celle de la mort. Je dis logiquement, car d’une part, qu’est-ce qui se trouve dans l’avenir, sinon notre mort, mais aussi, avec un peu de chance, notre survie dans la postérité – et quelle meilleure survie pour un écrivain que l’écriture ? Et comme la SF est une extraordinaire machine à concrétiser les métaphores, nous avons l’histoire, et le titre, pour ces voyages dans la mort, thanatos signifiant « mort » en grec.
Mais le roman d’April n’a rien, absolument rien à voir avec le « nouvel âge », pas plus qu’avec le roman de Bernard Werber qui utilise la même métaphore dans Les Thanatonautes !
Pour commencer, mise en abyme à laquelle la littérature-tout-court nous a habitué (on fait plusieurs clins d’œil à Pirandello dans le texte), Yan Malter est justement un écrivain, et un écrivain de science-fiction, qui se réveille, ou qu’on essaie de réveiller, une centaine d’années après sa mort en 2094. Sa fille Mira qui l’a à peine connu, elle-même plus que centenaire au bord du trépas, désire obsessionnellement le sortir de son coma thanatologique, ou plutôt en sortir les cellules mémorielles qu’on a conservé de lui dans une boîte noire (un réseau neuronal). Les circonstances de la pseudo-mort de Malter sont curieuses – il aurait été en train de participer à des expériences gouvernementales sur l’exploration de l’après-mort, devant déboucher sur l’immortalité. Et la personnalité même de Malter paraît bien brouillée – écrivain fasciné par la mort, il semble avoir mêlé de façon inexplicable fiction et réalité dans ses écrits, usant de pseudonymes (l’un d’eux est Palir, Anagramme de April…), et devenant finalement un peu trop encombrant pour le gouvernement.
Peut-être.
Car une chose est certaine dans ce roman, c’est qu’on est sûr de rien. On suit d’une part les efforts de Mira et du « recréateur » Jan Tepernic, et d’autre part un narrateur en je qui est Yan Malter s’éveillant (plus précisément sa boîte noire étant éveillée, aiguillonnée par Mira et Tepernic) dans plusieurs époques différentes, plusieurs décors différents, en 2094 ou en 2194, dans un bizarre hôpital pour comateux thanatologiques d’où il s’échappe une première fois pour aller visiter New York City qui est aussi une mégalopole tentaculaire recouvrant maintenant la planète toute entière, mais aussi, surtout, qui ressemble bizarrement au décor qu’il a imaginé pour certaines de ses fictions. Par diverses manipulations électrobioniques de Tepernic, Mira réussit à se glisser dans l’imaginaire de Yan Malter et donc dans l’hôpital où il s’imagine être, pour essayer de le ramener peu à peu à la vraie – hypothétiquement vraie, rappel – réalité, en utilisant en quelque sorte sa déformation professionnelle d’écrivain et en le faisant glisser en fictions jusqu’à ce que celles-ci coïncident avec le réel de 2194. Mais l’imaginaire de Malter n’est pas inerte – et il a une imagination fertile ! Inutile de dire qu’il va y avoir des tas d’accrocs dans ce plan et que le résultat ne sera pas forcément celui qu’on espérait.
Je n’essaierai pas de résumer davantage l’intrigue de surface du roman (le prétexte…), sinon pour dire que des rats mutants, peut-être délibérément mutés, envahissent peu à peu le décor pour finir par remplacer les humains et prendre la narration en main (ils ont des mains – et d’ailleurs le crâne bosselé et les yeux bleus de l’auteur Jean-Pierre April !). C’est une pseudo-intrigue tourneboulante, une parodie de la SF la plus folle qui joue avec les lieux et les temps, de téléscopages en renversements, et qui se joue donc constamment de la conscience de ses personnages, que ce soit Malter ou ceux qui croient le manipuler (impossible ici de ne pas glisser le nom de Philip K. Dick). Mais dans un récit qui prend place dans cette « boîte noire » qu’est l’imaginaire, entre nos deux oreilles – et entre les parois de la « boîte noire » littérale de Malter – les notions de manipulateurs et de manipulés deviennent aussi malléables et trompeuses que la « réalité » des décors.
Dépaysement garanti, décrochage, « estrangement » garantis (le terme n’est pas anglais, mais de vieux français et utilisé par Gide…). Plaisir garanti ? Je ne préjugerai pas ici de la réaction d’autres lecteurs que moi, mais je n’ai pas eu quant à moi de plaisir de lecture au sens où l’on entend ordinairement ce mot. Y a-t-il du plaisir à se faire prendre dans une souffleuse municipale en délire ? On est là devant un texte qui fait subir le même genre de traitement aux notions d’histoire, de personnage, de transactions conviviales entre texte et lecteurs. Tout cela, l’histoire, personnages, et l’action qui les relie, l’intrigue, repose habituellement sur un certain degré de réalité consensuelle, non seulement dans le texte à laquelle le lecteur puisse s’accrocher pour se dire « bon, voilà la vraie réalité de la fiction, je reconstruis ses degrés d’irréalité à partir de là ». La ligne de narration où Mira et Tepernic s’agitent pour réveiller Malter n’est nullement plus sûre, plus « vraie-réelle » que celles où Malter se débat pour comprendre ce qui lui arrive. Et la finale ne présente qu’une résolution illusoire, avec un renvoi à l’infini dans le temps et dans la conscience du dernier narrateur, un rat qui a bouffé les gellules neuronales de Yan Malter ! Mais qu’on ne s’y trompe pas. C’est absolument délibéré de la part de l’auteur, qui contrôle autant son texte que c’est possible en les circonstances !
On s’en rend compte, j’ai éprouvé quant à moi un plaisir cérébral à l’extrême, pour les éclairs des concepts (le futur influe sur le présent), pour la danse frénétique de fascination-répulsion à l’égard de la mort, pour le délire verbal, pour l’explosion et l’implosion simultanée de ce qui constitue pour moi la littérature (et je ne parle même pas de la science-fiction !) – bref, un plaisir plus proche de la douleur que du plaisir ! Sans donc le refuge des personnages, de décors, d’une véritable intrigue (elle se défait au fur et à mesure, rappel), il ne reste au lecteur qu’un texte super-dense, une écriture à la fois chaotique et incantatoire qui bascule de façon incongrue, ici et là, dans le registre utilitaire du policier ou de l’espionnage, un imaginaire solipsiste qui se dévore lui-même en proliférant avec une logique abstraite, monstrueuse, sans la moindre petite échappée sur une réalité consensuelle où l’on pourrait respirer – et donc sur autrui ; car ici, tout est l’Autre, et surtout Je ; il n’y a donc pas de communication possible… L’illusion de la réalité, les effets de réalité propre à la littérature « normale », et j’inclus la SF, n’a pas lieu ici, car elle n’a pas lieu d’être. Une prose en béton, hérissée de tout un jargon délibérément parodique, porteur d’un humour plus que noir parfois, des termes pseudo-techniques à la pelle, qui sont presque toujours des jeux de mots et souvent percutants (le « mémoribond » par exemple, pour décrire ces morts qui n’en finissent pas de vivre dans leur mémoire trafiquée et lacunaire)…
Bon. La SF à son meilleur est censée nous essouffler, nous déranger, nous déboussoler ; mais poussé à l’extrême, l’essoufflant en littérature se transforme en invivable, et j’ai quant à moi été poussée, on l’aura compris, dans un univers où je ne pouvais vraiment plus respirer ! Mais comme Les Voyages thanatologiques de Yan Malter est une expérience aux limites de par son sujet même, on pourrait donc dire que son échec en tant qu’objet littéraire consacre sa réussite en tant que concept.
Élisabeth VONARBURG