Claude Bolduc, Les Yeux troubles et autres contes de la lune noire (Hy)
Claude Bolduc
Les Yeux troubles et autres contes de la lune noire
Hull, Vents d’Ouest (Épouvante), 1998, 170 p.
Pour situer la perspective d’où je fais cette lecture, je ne suis plus une lectrice habituelle d’épouvante, ayant lu beaucoup (trop) de fantastique – et bien sûr quand même de l’horreur. Mais ce n’est pas nécessairement la même chose. Une table ronde, au récent congrès Boréal, est arrivée à la conclusion sans doute provisoire que la relève québécoise écrivait surtout de l’horreur-épouvante et non du fantastique, le surnaturel et son appareil, classique ou moderne semblant présenter peu d’intérêt pour elle. Et ce recueil est clairement identifié « épouvante » par l’éditeur, ce qui semble confirmer cette constatation tout en orientant la lecture. De fait, seuls trois textes sur huit relèvent, avec quelques qualifications, du fantastique : « Dernière Balade au clair de lune », une des deux plus longues du recueil, met en scène un sorcier parasite des vivants à travers le temps, et un jeune homme féru de l’étude des cadavres (tout matériel très traditionnellement fantastique, et nullement renouvelé ici). Dans « Dis-moi que tu m’aimes », le mystérieux protagoniste masculin est porteur d’un cristal à la nature mal définie qui semble l’aider à assurer son emprise sur sa malheureuse victime amoureuse (mais le texte est ouvert à une lecture de type science fantasy, avec un extraterrestre malveillant et néolovecraftien venu d’une autre dimension). Enfin dans « L’Heure de bébé », le protagoniste trop centré sur son pénis se retrouve prisonnier d’une femme ayant eu des relations avec un être évidemment monstrueux – et là aussi la lecture post-néo-para-lovecraftienne reste possible. Un quatrième texte, « L’Araignée dans le plafond » (le moins maîtrisé du recueil, malgré un bon début) est poussé par son titre du côté de l’horreur psychologique (la folie), bien que les données mystérieuses le demeurent jusqu’au bout, et même s’aggravent dans la finale trop énigmatique et en rupture avec ce qui la précède pour ne pas handicaper le texte. Les autres nouvelles se situent fermement dans le registre de l’épouvante non surnaturelle, mais ne s’en efforcent pas moins d’utiliser le mystère à possibilité fantastique pour nous faire frissonner. En ce sens, l’horreur serait plutôt postmoderne, alors, dans ce recueil, ayant recours sournoisement mais sans ironie perceptible à des réflexes de lecture bien installés chez les lecteurs sinon aux motifs qui les y ont installés, présents par leur absence même !
De même (Bolduc est éclectique), un des textes fait presque appel aux réflexes de lecture de la science-fiction pour susciter le frisson, « Le Déterminateur » : dans un univers apparemment constitué par un unique et immense immeuble, les déterminateurs exécutent les citoyens gagnants d’un jeu obligatoire ; chez d’autres lecteurs, le frisson sera dit kafkaïen, mais on ne va pas ergoter, sachant les influences de Monsieur K. sur les univers dystopiques de la SF via les horreurs de la bureaucratisation.
Techniquement, c’est sans doute, avec « Rouge » et « Julie », le texte le plus réussi du recueil. « Rouge » (un garçonnet naufragé sur une île avec deux hommes et le cadavre de sa mère) évoque le fameux « Journal d’un monstre » de Richard Matheson, mais avec un regard assez personnel pour être légitime, et il est surtout d’une brièveté exemplaire d’épure. « Julie » emporte cependant la palme pour moi : aucune scorie ni au plan de la phrase ni au plan du récit ; la condensation du récit autour du personnage (une « simple » un peu obsédée sexuelle sur les bords) et de sa fixation sur le locataire pour le moins bizarre d’un immeuble en face, la montée de l’angoisse à mesure que les quelques (faibles) digues sautent, et la noire conflagration finale, dans son épouvantable, oui, arbitraire (on ne sait pas qui ni pourquoi) sont exactement mesurés, sans un détail de trop. « L’Heure de bébé » serait assez proche aussi de la réussite en ce qui me concerne.
Il serait sans doute temps ici de remarquer l’importance de la thématique sexuelle implicite ou explicite dans le recueil : quatre textes sur huit. « Julie », « L’Heure de bébé », « Dis-moi que tu m’aimes » (bien qu’il y s’agisse plus de « romance torride » dans l’esprit de la victime, que de sexe explicitement déchaîné), et « Les Yeux troubles », la nouvelle éponyme, l’autre texte long du recueil (mais plus par maladresse, m’a-t-il semblé, ou par embarras, que par dessein). Le sexe et l’érotisme continuent à être cette sempiternelle activité coupable et punie, alliée aux forces sombres, mais, dans « Les Yeux troubles », au moins le châtiment est-il ambidextre et ne frappe-t-il plus seulement les relations hétérosexuelles : le protagoniste semble réagir (hystériquement, c’est le moins qu’on puisse dire) à ce qu’il a de toute évidence interprété comme un essai de séduction – presque réussi et aussitôt farouchement dénié – par un homme. C’est sans doute ce qui fait fonctionner le texte – le motif réel est à la limite du subtexte, et les stratégies de la mauvaise foi assaisonnent plaisamment le plat – en dépit de choix discutables au niveau du registre linguistique, hésitant toujours entre le familier-vulgaire et un niveau plus châtié. C’est d’ailleurs une tendance générale du recueil : chaque fois qu’on partage les pensées ou émotions d’un protagoniste, le langage tend à changer de registre, un réalisme illusoire qui tire les textes vers la banalité et le sensationnalisme journalistiques de « l’écriture-vérité ». Dans « L’Heure de bébé », les contrastes sont moins prononcés et les variations de registre moins dérangeantes, peut-être aussi parce que, pour cette lectrice (les hommes ne liront pas le texte de la même façon), le huis clos bien mis en place du dragueur ordinaire et de la femme a des connotations vengeresses assez fortes pour soulever la lecture au-dessus des mottons stylistiques… et la finale est plus que satisfaisante dans son économie. La thématique de cette nouvelle est par ailleurs très chargée, assez pour la rendre prenante. Mais je ne me livrerai pas à une lecture psychanalytique terroriste !
Il faudrait parler aussi de l’humour dans ces nouvelles, ou de l’ironie (deux choses différentes…), toujours proches de la surface. Délicate cohabitation que celle de la distance humoristique et de l’adhésion (si possible fiévreuse) aux péripéties fantastiques et/ou épouvantables. Cela fonctionne très bien dans « Le Déterminateur », le sujet s’y prêtant, mais moins bien dans les autres, surtout ceux où le matériel fantastique est le plus traditionnel. Une question de dosage, surtout, je crois. Certes, le narrateur comme le lecteur est de mauvaise foi, à la fois englué de sympathie coupable dans les personnages mais aussi se détachant d’eux pour ne pas subir leur châtiment, mais j’ai quant à moi trop senti le narrateur, voire l’auteur, derrière le regard ironique porté sur les personnages – alors que dans l’idéal nous devrions conclure nous-mêmes à leur ridicule ou à leur pathétique sans nous faire mâcher la leçon. Mais ce petit tic didactique devrait être assez facile à éliminer de prochains textes, et l’on peut sans doute saluer avec plaisir et confiance l’arrivée de Claude Bolduc dans le clan des écrivains publiés en livre (ah, la consécration !) de la relève fantastique et horrifiante au Québec.
Élisabeth VONARBURG