Élisabeth Vonarburg, La Maison au bord de la Mer (SF)
Élisabeth Vonarburg
La Maison au bord de la Mer
Beauport, Alire (Nouvelles 037), 2000, 275 p.
Le nouveau recueil d’Élisabeth Vonarburg couvre à peu près toute sa carrière puisqu’il s’étend sur la période 1983-2000. Il décevra peut-être ses inconditionnels car il ne comprend qu’un inédit complet, « Les Dents du Dragon », et un partiel, « Oneiros », réécriture et amplification de plus du double de l’original. Libre à eux de vérifier quelle proportion des trois-cinquièmes restants du volume a été remaniée. Les sept nouvelles présentées relèvent des veines poético-métaphorique et sociologique de l’auteure, parfois des deux, guère de sa veine militante. Toutes appartiennent de près ou de loin à son cycle de Baïblanca, capitale de l’Eurafrique autour du XXIIe siècle où une partie de l’humanité s’exile dans l’espace et où la Terre subit les conséquences des zones contaminées par les radiations, de la fonte des glaces polaires et de la multiplication des séismes. Ce cadre assez imprécis accompagne la dérive et le désarroi d’une époque décadente où se transforment aussi bien la géographie que les corps et les esprits.
« Oneiros » dépeint d’abord les amusements de privilégiés et d’esthètes qui utilisent un ordinateur pour des virées dans leurs univers virtuels. Le récit évolue en un long poème en prose lorsqu’une sœur plonge pour l’en ramener dans celui de son frère qui est son double masculin, peut-être son amant fantasmatique incestueux. Une variation brillante du thème d’Orphée et d’Eurydice.
« Band ohne Ende » est l’évocation un peu nombriliste du drame intérieur d’une « métame » (pour métamorphe). Elle est membre d’une espèce capable de changer d’apparence et de sexe mais psychologiquement et physiquement instable et génétiquement inapte à se perpétuer. C’est cependant plus subtil qu’une histoire de mutant complexé.
Les métames reviennent dans « Dans la Fosse », qui a pour cadre un cabaret cosmopolite. C’est le monologue un peu fastidieux d’un mutant d’une autre espèce, à moitié ivre mais perspicace, qui décrit – et décrie sans le rejeter – son entourage d’oisifs, de fêtard et de marginaux de tous poils. Il finit par faire l’amour avec une métame qui change de sexe en pleine action et le viole. Une scène qui est censée couronner l’ensemble mais manque trop de paroxysme pour atteindre son but. Car, apparemment, si l’auteure a eu du plaisir à l’écrire, elle n’a pas lancé sa plume jusqu’au bout de son phantasme. Espérons que depuis elle a eu l’occasion de violer quelqu’un…
Avec « Les Dents du Dragon », elle nous offre un récit rigoureux, dense, efficace sur la destinée des métames. Plus ou moins relégués sur un astéroïde évidé ancré sur le point Lagrange 4 de l’orbite lunaire par un régime qui se méfie d’eux, ils sont au bord de l’extinction : leur mutation se raréfie dans la population terrienne. Malgré le danger qu’ils représentent et leur instabilité, ils intéressent le pouvoir économique qui tente de les utiliser. Mais le résultat n’est pas tel que ce dernier l’escomptait. Du Vonarburg en pleine forme pour sa dernière production.
Avec « lanus », elle aborde pour la première fois le thème de la création artistique à la manière de Pygmalion. Elle évoque un esthète qui sculpte dans une matière vivante des statues qui se développent et meurent. Témoin de son temps, il s’y intègre dans la mesure où ses créations sont à l’image d’un monde troublé, transitoire et moribond. Le texte qui traduit sans doute le mieux l’esprit du cycle de Baïblanca.
C’est plus exactement au thème de Frankenstein que se rattache « La Maison au Bord de la Mer », récit sarcastique d’une mère atteinte par les radiations qui, pour avoir un enfant sain, a recours à la biosculpture. Et de raconter à sa fille comment elle l’a créée, suggérant qu’il y a peut-être là un moyen intéressant de remplacer une humanité épuisée et au bout du rouleau.
Enfin, «…Suspends ton vol » donne la parole à une de ces créatures, une des dernières avant leur interdiction et le chef-d’œuvre de l’artiste. Modelée à la ressemblance d’un sphinx, elle répond journellement aux questions des visiteurs mais s’interroge aussi sur soi. Création de l’humanité, elle en renferme une part mais la considère aussi avec un certain recul. Une méditation langoureuse où l’incertitude se conjugue avec sérénité.
Le cycle de Baïblanca – qui n’est pas représenté ici dans sa totalité – ne bénéficie pas d’une construction aussi rigide que celui de Tyranaël. Il est vrai qu’il n’en a pas la masse. Peut-être l’auteure voulait-elle un cadre commode auquel elle pût faire appel selon ses besoins et non une structure qui finit par s’imposer à elle et dont la pesanteur infléchît le cours de son inspiration. Peut-être tout simplement n’y voyait-elle qu’un intérêt réduit (ce qui peut un jour changer). C’est donc plutôt une béquille qu’un support du texte. Le résultat est que ce recueil n’est pas supérieur à l’addition de ses composantes. Si celles-ci peuvent se diviser en deux ou trois classes (que suggère leur succession), elles ne résonnent guère les unes par rapport aux autres. C’est donc individuellement qu’elles doivent être considérées, et il faut reconnaître qu’elles s’en tirent plutôt bien. Un univers flexible, certes ; un peu trop, peut-être ; mais au firmament duquel se détachent de brillantes étoiles.
Jean-Pierre LAIGLE