Esther Rochon, Or et L’Archipel noir (Hy)
Esther Rochon
Or
Beauport, Alire (Romans), 1999, 265 p.
L’Archipel noir
Beauport, Alire (Romans), 1999, 179 p.
Quatrième tome des Chroniques infernales (ou cinquième volume d’un cycle qui en comportera six ou sept – selon les confidences de l’auteure), Or remet en vedette Lame surtout, la figure prédominante de la série. Son époux Rel (roi des enfers et hermaphrodite), la bonne âme Fax (connue également sous l’identité de Taïm Sutherland depuis le deuxième tome), Tryil, l’oiseau-bourreau aux pouvoirs télépathiques et l’ancien sbire Sarhat Taxiel (plus discret cette fois-ci) complètent le portrait des intervenants de ce nouveau récit.
Les premiers chapitres tournent autour de Rel qui quitte les enfers pour une retraite momentanée dans le monde de Vrénalik où il avait vécu « au temps de sa jeunesse, quatorze mille ans plus tôt » (p. 40), fuyant alors la férule paternelle (voir Secrets pour les détails). Lame est mal à l’aise dans l’ancien univers de Sutherland et revient seule aux anciens enfers, chargée des pouvoirs de son royal mari. Mais la plénipotentiaire se fait rapidement piéger, prisonnière de fourmis vengeresses qui veulent lui faire expier ses fautes envers elles. N’avait-elle pas « petite fille, dans sa vie précédente, écras[é] des fourmis, avec ses souliers, sur un trottoir, par pur désœuvrement » ? (p. 66) Elle convient de sa dette et s’abandonne à ses bourreaux. C’est ainsi qu’elle devient larve, énorme, transformée physiquement par le lent travail des insectes. Consciente de son changement, elle réfléchit, s’invente un cinéma-vérité où elle repasse moins son histoire personnelle de « jeune obèse dans la vingtaine, au visage maussade, au physique ingrat » (p. 164), que celle de sa culture antérieure : envahissement de l’Amérique, les deux solitudes, les conflits politiques et familiaux, le clergé dominateur, etc., cherchant parmi les ancêtres les coupables du péché originel qu’elle porte au-delà de sa vie de Montréalaise… contemporaine. Cette mise en perspective historique permet en effet de comprendre que Lame, avant d’aboutir aux enfers, vivait au vingtième siècle, au Québec. En plus de références maquillées à la Conquête, aux Patriotes, à la Grande Noirceur, il y en a de plus explicites avec Louis Hémon (« Au pays du Québec, rien n’a changé », p. 236), Georges Dor et même Jacques Brassard. Mais c’est anticiper de sa libération.
Oubliée un long temps par ses propres amis, c’est Tryil qui la remarque dans sa situation de condamnée et qui apporte tardivement l’information à Rel. Ce dernier mandate Fax-Sutherland pour sortir Lame de son état larvaire. Il y parvient avec l’aide de l’oiseau-télépathe. En pleine convalescence, elle doit décider du sort du passage (alors en piteuse condition) qui permet d’accéder à Montréal depuis les enfers. En acceptant la réfection, au nom de Rel comme en son nom, c’est une façon d’assumer sa vie antérieure.
Lame a toutefois le sentiment d’avoir été manipulée tant par les juges que par son conjoint avec qui elle aura une discussion en revenant finalement dans l’Archipel de Vrénalik. Les juges ont manipulé Rel à travers Lame et Rel a tenté d’échapper aux juges en se réfugiant ailleurs tout en poussant encore une fois volontairement Lame sur le devant de la scène. Les juges, selon Rel, en ont profité pour imposer à sa déléguée une expérience au bout de laquelle elle serait plus sensible à certains choix. Ainsi les juges, en forçant les mains, favoriseraient les liens inter-mondes. Elle est chérie des juges, prétend son mari. On doit présumer que Lame aura une présence importante pour les prochains développements, qu’elle réglera le sort de ce monde infernal qui menace de disparaître…
Esther Rochon bâtit depuis quelques volumes, depuis le roman Lame en fait (une Chronique infernale #0), un autre monde, intra-terrestre, avec ses territoires spécifiques, ses enfers, ses limbes, ses mers internes, ses portes d’accès à d’autres cadres géographiques. Elle joue aussi avec le temps, chaque niveau ayant son rythme temporel propre ; elle emprunte aux religions judéo-chrétiennes (culpabilité !) par ses lieux infernaux où cependant la rédemption est possible (purgatoires) et reçoit des influences des croyances orientales où les vies sont multiples (réincarnations sous formes de justes ou de damnés). « [T]oute faute n’appartient qu’au monde du relatif et n’a jamais rien d’absolu », apprendra-t-on (p. 206). Ce roman, comme ceux de sa série, révèle une propension à la réflexion philosophique. C’est là une caractéristique de la fantasy rochonnienne.
L’auteure établit de plus des liens, grâce à ses personnages et à des référents divers, avec notre époque contemporaine et avec celle, fictive, du jayènn Sutherland. Les sorciers Ivendra Galana Galek (ou Calek) et Anar Vranengal sont évoqués, l’origine de la statue du dieu Haztlén est expliquée pendant que quelques pages ou quelques chapitres plus tard ou plus tôt, Esther Rochon rappelle le Titanic ou les barrages de la Côte-Nord. On peut même croire qu’elle fait un clin d’œil à Nelligan en intitulant l’un des derniers chapitres d’Or « Soir d’hiver ». Notre XXe siècle est confondu, mêlé, mélangé au désormais Cycle de Vrénalik. L’entreprise relève du défi.
Mais qu’est-ce que ce « nouveau » Cycle de Vrénalik ? Les habitués de la plume de Rochon auront reconnu avec Vrénalik un espace géographique nordique où un personnage, le voyageur Taïm Sutherland, vivra une quête initiatique particulière. Amorcé en 1974 avec le premier roman de l’écrivaine En hommage aux araignées (connu depuis 1987 sous le titre de L’Étranger sous la ville), Le Cycle de Vrénalik s’était poursuivi en 1985 avec L’Épuisement du soleil et terminé (?) en 1990 avec L’Espace du diamant. Une nouvelle vie à L’Épuisement… (épuisé) est maintenant assurée par les Éditions Alire qui publient le susdit roman en deux parties sous les titres Le Rêveur dans la citadelle (1998) et L’Archipel noir (1999). La trilogie initiale est devenue une tétralogie par ce doublet.
Dans les repères bibliographiques de ce dernier ouvrage, l’éditeur précise que « [l]a présente version reprend intégralement celle parue dans L’Épuisement du soleil, publiée » (p. VIII) ailleurs en 1985. En fait, une seule phrase aurait été transmuée afin de mieux répondre au changement d’illustration de la nouvelle édition.
Pour faire la publication en deux volumes, la disposition aussi a été modifiée : Le Rêveur dans la citadelle qui était un récit intégré entre les deux premiers chapitres de l’histoire particulière de Taïm Sutherland a été isolé.
L’Archipel noir, de son côté, met en scène ce nouveau personnage principal de la tétralogie, Sutherland. Celui-ci, célibataire blasé et sans ambition, quitte mère, sœur, emploi et ville moderne (Ister-Inga) pour s’installer plus au nord de son pays dans une autre ville, Ougris. Il y occupera un emploi de veilleur de nuit dans un entrepôt de poisson. Dans la cité portuaire, il fait la connaissance d’une jeune bibliothécaire, Chann Iskiad, qui deviendra sa maîtresse et qui l’incitera à quitter Ougris pour l’archipel de Vrénalik dont son père est originaire. Lorsque les amants se quittent, Chann remet à Taïm un harmonica et un « roman », Le Rêveur dans la citadelle, livre qu’il s’empressera de lire sur le bateau de recherche qui le déposera sur l’île de Vrénalik, dans l’archipel du même nom.
Taïm Sutherland se fixera dans la Citadelle (sic), immeuble dominant du bourg de Frulken où les habitants des îles se réfugient pour la plupart pendant l’hiver. Désœuvré dans un monde de désœuvrés, il participe aux tâches de la communauté qui attend le retour des saisons clémentes. Il fait la connaissance du sorcier Ivendra et de son assistante Anar Vranangal avec qui il aura une liaison.
Quelques mois plus tard, à la fin de l’été, celle-ci invite Sutherland à l’accompagner sur l’île de Vrend, dans un temple où elle habite avec Ivendra.
Sutherland se familiarise avec les convictions de ses hôtes et accepte le rôle que le sorcier lui impute. Ivendra est persuadé que cet homme du sud le guidera vers la découverte de la statue du dieu Hatzlén et ainsi lever la malédiction d’Inalga de Bérilis 400 ans plus tôt confinant les habitants à leur archipel… ce qui arrivera grâce à l’étranger Sutherland.
Les deux cycles révèlent des points communs : Lame et Sutherland sont des catalyseurs, des moteurs qui amènent des changements dans leurs sociétés, ils sont également tous deux manipulés par les événements ou par d’autres personnages. « Je vous utilise. […] C’est incroyable à quel point je vous utilise, Taïm Sutherland. Au moins je vous avertis », convient Ivendra (p. 137). Si ces personnages servent plus ou moins volontairement de grandes transformations sociales aux relents utopiques, ils réalisent en même temps une quête existentielle. Dans les deux séries, il y a des gens qui s’interrogent sur le sens de leur vie ; c’est le cas dans ce volet du Cycle de Vrénalik. Comme Sutherland, Michelle Calerdolis, cuisinière du navire scientifique, a tout plaqué : « Je voulais regarder en face ma vie, ma mort » (p. 34), confie-t-elle au passager qui descendra à Frulken. Et ce thème de la mort, il est exploité jusque dans le suicide de certains personnages, les parents de Chann Iskiad et de Lame notamment, pour ne citer qu’un exemple dans chaque cycle.
On pourrait multiplier les liens entre les deux œuvres, trouver la présence de l’eau importante, la notion d’enfermement commune ; les lieux souterrains, la condamnation de la violence (et pourtant son exploitation comme ressort narratif), le désaveu d’une alimentation carnivore sont également d’autres éléments à relier.
Esther Rochon réitère finalement le même leitmotiv d’ouvrage en ouvrage. La constatation peut se faire ailleurs que dans ce double cycle. On peut donc choisir sa variation. Personnellement, j’ai préféré celle de Vrénalik pour sa subtilité et sa poésie. Mais c’est matière de goût !
Georges Henri CLOUTIER