Michèle Laframboise, Ithuriel (SF)
Michèle Laframboise
Ithuriel
Pantin, Naturellement, 2001, 232 p.
Lorsque l’on tient entre les mains ce premier roman de la québécoise Michèle Laframboise, publié par la maison d’édition française Naturellement, on a l’impression qu’il s’agit de fantasy vaguement nouvel âge. À cause du titre, bien sûr, mais aussi de l’illustration de couverture et du résumé de couverture arrière. Mais ce n’est pas du tout le cas. Ithuriel est un roman d’authentique science-fiction, à l’ambiance sombre, articulé autour de thèmes techno-sociologiques préoccupants : les conséquences de la mondialisation, de la concentration du pouvoir dans les multinationales, et la fracture grandissante entre les riches et les pauvres que cela occasionne ; les périls de la biotechnologie ; les dérèglements du climat. Bref, l’ambiance générale pourrait se rattacher au cyberpunk version dystopique.
L’action se déroule à Boston, vers 2030. Dans un centre d’achat, Cassandre, une jeune ballerine, et son oncle Antoine, ancien activiste exilé du Québec après l’échec de l’indépendance, viennent en aide à une mystérieuse fillette, Lara, qui tente d’échapper à des poursuivants peu sympathiques. Cassandre et son oncle sont aidés dans leur entreprise par un employé de l’entretien débrouillard, Stephan Brunswick. Les poursuivants sont plus coriaces qu’ils ne l’imaginaient : in extremis Cassandre et Antoine réussiront à sauver la fillette, mais Stephan sera abattu par des projectiles paralysants et capturé.
Les sauveteurs de Lara la cachent dans une commune de démunis, de malades chroniques et autres exclus de la société. Ils découvrent que leur protégée n’est vraiment pas une petite fille ordinaire : elle porte un dentier, souffre de phobies déconcertantes et, bien qu’elle semble d’intelligence normale, voire même supérieure, elle ignore tout du monde extérieur. Cassandre et Antoine n’auront pas tellement le temps d’en connaître plus à son sujet : la commune est attaquée et incendiée. C’est une diversion pour leur substituer à nouveau Lara. Cette dernière a été ramenée au Complexe Orphée, un immense centre de recherche biomédical où travaille entre autres le Dr Xavier. Ce dernier supervise le projet Ithuriel – d’après le nom de l’ange dont l’épée magique révèle toute fausseté –, projet qui consiste à développer les pouvoirs paranormaux de jeunes enfants, en particulier une forme de voyage astral qui permet d’aller lire dans les pensées d’autrui. Cela n’est possible qu’en droguant les sujets de l’expérience et en les maintenant dans un état de privation sensorielle et d’ignorance du monde extérieur. Lara, qui a l’air d’avoir sept ou huit ans, est en réalité âgée de seize ans. Avec l’aide de Stephan, prisonnier lui aussi du Complexe, Cassandre et son oncle réussiront à libérer Lara pour de bon, et révéler au grand jour le genre d’ignominie qui se trame dans le centre de recherches.
Ithuriel a plusieurs qualités qui n’étonneront pas ceux qui ont pu lire les quelques nouvelles de Michèle Laframboise publiées à ce jour, par exemple « Les Âmes gelées », dans le collectif Transes lucides. (Voir recension dans Solaris n˚ 134) L’auteure démontre ici un talent pour les ambiances, une bonne compréhension des mécanismes du récit – les cinquante premières pages sont carrément trépidantes –, ainsi qu’une véritable empathie envers ses personnages. Pas juste pour les faibles, les vaincus, les « laissés-pour-compte du néocapitalisme », mais aussi pour leurs adversaires puissants. On devine dans quelle direction vont ses sympathies personnelles, bien entendu, ce qui ne l’empêche pas de souligner d’une part les travers des « bons » – Cassandre est boudeuse, Antoine est un grand parleur et petit faiseur – tout en faisant comprendre les motivations des « méchants ». Ainsi, les dirigeants du Complexe, Xavier et Sardan, sont poussés par des démons personnels et ne sont pas aveugles aux compromis qu’ils ont dû parfois faire pour accéder à leurs postes, à leur niveau de pouvoir. C’est tout à l’honneur de l’auteure d’avoir su éviter le piège du manichéisme, ce qui ne l’empêche pas de verser à l’occasion dans un misérabilisme un peu naïf lorsqu’elle peint son monde futuriste. Il est certain que la science-fiction doit forcer le trait à l’occasion pour mieux cerner et décrire les problèmes.
À cet égard, les scènes qui évoquent l’existence des prisonniers dans le Tunnel sont bonnes – on en voudrait plus –, mais on ne peut pas dire que le reste de l’univers de déglingue futuriste imaginée par l’auteure révolutionne l’imagerie SF. Disons que c’est compétent dans le registre post-Blade Runner, ce qui est en soi rassurant pour l’avenir de la science-fiction québécoise, en démontrant qu’il y a des nouveaux auteurs de genre au Québec qui s’intéressent à autre chose qu’au fantastique et à la fantasy.
Ceci étant dit, on retrouve dans Ithuriel des lacunes qui trahissent un manque d’expérience typique d’un premier roman. S’il est vrai que le début est enlevant, Laframboise n’a pas su maintenir le suspense. L’action languit car le portrait d’ensemble tarde à se mettre en place. Il faut atteindre la moitié du roman pour assister à la première manifestation des pouvoirs de Lara. Il aura fallu, pour se rendre là, assister patiemment à un spectacle de danse de Cassandre – exercice périlleux et rarement satisfaisant que la description d’un spectacle dans le cadre d’un texte, d’autant plus qu’on ne comprend pas trop la nécessité de cette scène. Peut-être que l’auteure s’était aussi rendue compte que ce personnage ne faisait pas grand-chose. Il faut dire que Cassandre et Antoine sont bien falots comparés à Stephan Brunswick. Pour tout dire, c’est autour de ce dernier, et autour de Lara bien sûr, que tout ce qui est vraiment intéressant se déroule.
L’emploi de la narration omnisciente, qui butine sans arrêt dans les pensées de tous les personnages, est un autre choix narratif contestable. Renseigner le lecteur sur les pensées de tous les protagonistes dans une même scène, c’est lui rappeler constamment sa nature d’observateur. L’effet de distanciation qui en résulte empêche le lecteur de s’identifier à quiconque ; ce n’est pas pour rien que le point de vue omniscient est employé avec parcimonie dans les romans modernes.
Soulignons aussi des figures de style qui auraient pu être plaisantes dans un roman léger écrit en « je » – « se faire décaper par les yeux noirs du professeur » – mais qui détonnent dans un roman en « il », surtout un roman dont le sujet et l’ambiance sont aussi sombres. Ce manque de vigilance au niveau de la direction littéraire (il aurait fallu élaguer des métaphores douteuses, des faux emplois), combiné à une mise en page sans apprêt, le tout sous un emballage qui donne une mauvaise idée du contenu, démontrent encore une fois le peu de soin que les éditions Naturellement accordent à la présentation de leurs livres. C’est bien dommage pour les auteurs qu’ils publient, car Ithuriel est un roman intéressant au premier chef, et surtout prometteur pour l’avenir de cette nouvelle venue sur la scène de la science-fiction québécoise.
Joël CHAMPETIER