Patrick Senécal, Sur le seuil (Fa)
Patrick Senécal
Sur le seuil
Beauport, Alire (Romans), 1998, 430 p.
Dans « Les Littéranautes » de Solaris 117 (Printemps 96), j’avais exprimé ma surprise ravie de découvrir un fort bon roman à suspense dans la collection Noir de Guy Saint-Jean éditeur, collection qui nous avait offert jusque-là des livres plutôt, hum, inégaux (soyons charitable). Ce roman s’intitulait Le Passager, d’un jeune inconnu, Patrick Senécal, aussi auteur d’un roman policier, 5150, rue des Ormes. Or, s’il s’avérait dans Le Passager que l’explication du mystère était rationnelle, l’ambiance qui régnait sur l’histoire révélait chez l’auteur une sensibilité évidente pour le fantastique, sans que ce dernier y verse, comme s’il se contentait de rester sur le seuil. Il a fallu attendre un troisième roman pour que Senécal pénètre franchement dans le domaine du surnaturel, pour le plus grand bonheur des amateurs de suspense horrifiant.
Il s’agit au départ d’une intrigue policière. Un psychiatre, Paul Lacasse, reçoit sous sa charge le célèbre écrivain d’horreur Thomas Roy, retrouvé horriblement mutilé et catatonique dans son appartement. Le Dr Lacasse, désabusé par sa pratique et sur le point de prendre sa retraite, ne s’intéresse tout d’abord pas tellement à ce nouveau cas. Mais, petit à petit, aiguillonné par une jeune collègue et un journaliste, Lacasse découvrira que Thomas Roy a toujours possédé le don étrange de se retrouver sur les lieux des crimes et des accidents les plus horribles survenus au Québec, et ceci depuis des dizaines d’années. Une réalité impensable s’impose à lui : sans qu’il y ait participé physiquement, c’est Roy qui a été la cause de tous ces meurtres et de ces accidents. Mais comment, et pourquoi ? Il serait inconvenant de dévoiler ici cette explication car elle constitue le fil central du roman, qui s’achève dans une finale sanglante et apocalyptique à souhait.
Les grandes forces de Sur le seuil consistent en une écriture sobre et efficace, une maîtrise du suspense, et des personnages contemporains crédibles. À cet égard, la relation entre les psychiatres Paul Laçasse et Jeanne Marcoux est particulièrement bien décrite, le premier vieux et aigri, la seconde un véritable symbole de vie : jeune, enthousiaste et… enceinte jusqu’aux yeux ! Dans le registre fantastique employé par Senécal, il est impératif que la description du monde « réel » ne souffre pas de lacunes pour servir de repoussoir efficace aux événements anormaux. Les quelques réserves qu’on pourrait émettre concernant la narration en « je » au présent – un choix toujours un peu délicat car cela souligne l’artifice de la fiction – ou les dialogues un peu bavards – on sent parfois l’auteur de théâtre –, ces quelques réserves, dis-je, s’effacent d’elles-mêmes en cours de lecture tant ces choix narratifs participent à l’effet de réel. L’auteur réussit d’ailleurs à bien doser la résistance des deux psychiatres à accepter 1’interprétation fantastique de la psychose de Roy – et c’est cette incrédulité qui sera le levier de leur perte… Comme il se doit, ajouterais-je, car sous ce vernis contemporain, on ne saurait imaginer fantastique plus classique que Sur le seuil. On y parle carrément de l’intrusion du Mal, avec une majuscule. Un prêtre a beau nous expliquer qu’il ne s’agit pas de Satan ou du Diable (p. 361), la dichotomie reste judéo-chrétienne. Il faudra que Laçasse cesse de douter pour comprendre qu’il existe une force du mal primordiale qu’on ne saurait contempler sans devenir fou d’horreur – sentiment diamétralement opposé à l’extase mystique de celui qui contemple le visage de Dieu. Ce n’est certes pas un Diable attifé de ses atours folkloriques, avec les cornes et la queue fourchue, qu’ont vu Roy et Jeanne, c’est son incarnation archétypale surgie d’un fond mythologique beaucoup plus ancien que la chrétienté. Comme dans la nouvelle marquante d’Arthur Machen, « The Great God Pan », c’est la vision de Pan (« panique ») qui les entraîne irrémédiablement dans la folie.
Mais la réflexion sur le Mal que nous offre Senécal reste plus phénoménale qu’ontologique. Le plaisir ressenti à la lecture de Sur le seuil naît du professionnalisme de sa facture, beaucoup plus que d’un renouvellement thématique, ce qui n’empêche nullement ce plaisir d’être considérable. Dans le registre recherché et avoué, celui d’un suspense fantastique efficace « à l’américaine », je ne me souviens pas d’avoir lu mieux sous la plume d’un écrivain québécois. On en veut d’autres !
Joël CHAMPETIER