Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo
Richard Saint-Gelais
L’Empire du pseudo : Modernités de la science-fiction
Québec, Nota Bene (Littérature(s)), 2000, 399 p.
Le titre est un peu malheureux, même si on le comprend mieux au cours de la lecture de cet excellent recueil d’essais, sans doute les réflexions théoriques les plus intelligentes que j’aie pu lire en français sur la SF depuis le milieu des années quatre-vingt et l’article qui fit date de Marc Angenot sur le « paradigme absent ». Intelligent, et abordable même par les néophytes, car le jargon universitaire y brille par sa quasi-absence. Je ne saurais donc trop recommander ce livre, aussi bien aux amateurs éclairés qu’aux visiteurs curieux. Lorsque j’aborde ce genre d’ouvrage issu du monde universitaire – l’auteur ne faisant pas partie par ailleurs du « milieu » – je me livre à une vérification minimale : la bibliographie. Et celle de Saint-Gelais est solide, diverse et œcuménique : il sait de quoi il cause – ce qui n’est pas toujours le cas aussi bien hors du milieu que dans le milieu, au reste. Il cite aussi bien les auteurs (romanciers ou critiques) francophones et anglophones, québécois et français, anciens et modernes. Sa préface est d’ailleurs des plus revigorantes : « La science-fiction est anglo-saxonne et française, russe, québécoise, polonaise ; elle est écrite par des hommes et par des femmes ; elle a ses classiques et ses praticiens plus récents, ses auteurs étroitement associés au genre et ses « visiteurs » venus d’autres horizons. Cela relève pour moi de l’évidence sereine à partir de laquelle bâtir. »
Empire du « pseudo », la SF, parce que, au cours de la lecture, on verra aborder le pseudo-futur (rapports avec l’anticipation originelle), le pseudo-passé (l’uchronie), puis le pseudo-scientifique, une stratégie discursive qui amènera à la réflexion centrale, pour moi, sur le pseudo-réalisme. Chaque chapitre est bourré de citations et de réflexions éclairantes, faites parfois avec humour et toujours avec une évidente sympathie pour le sujet. On apprécie.
Dans la première partie, Saint-Gelais (qui a d’emblée écarté l’approche par le corpus, dont on sait les difficultés ; il les abordera ailleurs), étudie « quatre motifs structurels », en commençant donc par l’anticipation, laquelle lui permet de poser d’emblée une spécificité évidente de la SF – « (…) la fiction ne peut plus prétendre loger au cœur du réel (ou même seulement dans ses confins), elle s’affirme pour ce qu’elle est : une incursion dans 1’imaginaire » – en rappelant l’originalité initiale de la démarche et ses problématiques au plan de l’écriture (par exemple la narration au passé et les effets de décrochage qu’elle induit). Le rapport de la SF au pseudo-futur est plus ambigu qu’il n’y paraît. Il y a toujours le futur imaginé et le futur de l’époque où il est imaginé – écrit ; c’est évidemment ce « poids du présent » dans l’écriture et dans la lecture qui constitue à la fois l’une des forces de la SF (le regard critique jeté sur maintenant par le biais d’un demain) et l’une de ses faiblesses (la projection réduplicatrice – et cognitivement suspecte – du présent dans un futur lointain). Se tournant ensuite vers le pseudo-passé, Saint-Gelais analyse, finement, les facettes multiples de l’uchronie, nettement plus scandaleuse que l’anticipation. On peut situer une histoire « non dans le prolongement du présent, mais sur une autre ligne temporelle, différente de celle que l’Histoire a suivie » : on réinvente le passé. Or, s’il y a assez de place dans le futur pour toutes les possibilités, on croit, on a besoin de croire, à l’immutabilité du passé. Dynamite, l’uchronie ? Oui, dans la mesure où la contradiction avec ce qu’on croit savoir du passé est lisible. Saint-Gelais nous rappelle, en citant Emmanuel Carrère, que toute fiction ordinaire modifie de quelque façon le passé : Fabrice del Dongo n’était pas à Waterlo, ni les personnages de Tolstoï à Moscou. On n’y songe point parce que la convention en est profondément ancrée dans notre culture. Mais avec l’uchronie, tout bascule.
Il faut distinguer cependant uchronie historiographique (les essais de « what if » brièvement effectués de temps à autres par divers historiens) et l’uchronie romanesque où l’élément historique (et la divergence d’avec notre univers) font partie de la toile de fond, si même il en est fait mention. En analysant un certain nombre de textes (des uchronies canoniques à d’autres plus récentes, que ce soit Le Maître du haut-château de Dick ou Les Trois Rimbaud, de Dominique Noguez), Saint-Gelais souligne bien le potentiel explosif, en effet, de l’uchronie pour ce qui est de la déstabilisation du lecteur par rapport à ce qu’il croit être le réel de base, et qui parfois s’effiloche irrésistiblement sous sa lecture. Si on veut se situer sur le plan de la bonne vieille distinction entre le vrai et le vraisemblable, en particulier, « jouant en quelque sorte sur deux tableaux [Histoire/fiction], l’uchronie est forcément un texte en crise. » Or c’est bien ce rapport au réel (souvent abusivement considéré comme un synonyme de « vrai ») qui constitue le centre vivant de toute création.
Ainsi mis en condition, nous pouvons aborder le chapitre sur « la vitesse », dont Saint-Gelais nous montre bien qu’elle est en SF encore plus qu’ailleurs un effet du discours. « Les astronefs carburent au vocabulaire », dit-il drôlement ; on passe d’un coin à l’autre du cosmos par « l’équivalent discursif de l’hyperespace », ces quelques phrases où le pseudo-scientifique va venir faire ses trois petits tours de passe-passe. Il ne faut pas pour autant en conclure à une opposition simpliste entre un discours de la vérité qui serait le discours scientifique (le vrai…) et le discours science-fictionnel qui n’en garderait que « l’écume lexicale ». Si on considère l’exemple, bien sûr, des mathématiques pures, les objets fictifs des unes et de l’autre ont chacun leur propre incomplétude ; mais celle de la SF appelle une reconstruction (par le lecteur) dont le texte fait l’économie pour pouvoir continuer ; un dispositif retors « à la Borgès », ne manque pas de remarquer Saint-Gelais…
Le chapitre suivant, « Détections science-fictionnelles » va permettre de préciser la procédure de (re)construction. En y analysant les hybridations entre roman policier et SF, Saint-Gelais est à même de souligner en quoi il ne s’agit pas simplement d’exotisme. L’hybridation ne limite pas le « potentiel xénogène » de la SF, au contraire, elle amène une modification structurelle du récit et de la lecture : le cadre SF est susceptible de modifier la règle du jeu policier. C’est que la « réussite » de certains textes ne tient pas seulement « aux avancées cognitives qu’ils proposent, (le novum de Darko Suvin), mais aussi au parcours cognitif qu’ils amènent le lecteur à effectuer ». L’hybridation la plus intéressante consiste « à faire du texte tout entier, avec ses entrelacs et ses replis secrets, le terrain de l’enquête ». Encore une fois, c’est dans son rapport au réel que le lecteur se trouve ainsi interpellé.
On peut maintenant aborder le chapitre 5, « La science-fiction à la croisée des discours », où toutes les notions patiemment accumulées depuis le début vont pouvoir être exploitées comme il se doit. Premier retour critique sur l’approche par les contenus : elle amène à oblitérer la dimension proprement discursive de la SF (et même ajouterai-je, à la dévaloriser, consciemment ou non). La SF ne viserait qu’à représenter une réalité autre. Le texte – l’écriture – n’aurait plus qu’une fonction utilitaire. C’est passer à côté de la problématique centrale des effets de réel. Saint-Gelais cite ici Gérard Cordesse : « Plutôt qu’opposer la distanciation de la SF à la non-distanciation du réalisme, mieux vaut dire que le réalisme dissimule et motive sa nécessaire distanciation derrière le vraisemblable quotidien, jusqu’à la rendre invisible, alors que la SF dénude la sienne et la met en évidence. »
La notion de monde imaginaire aboutit à un dilemme. Ou bien toute œuvre de fiction met en place un monde imaginaire – mais alors s’évapore la distinction entre SF et réalisme. Ou bien on surévalue les mondes de la SF, « littérature de l’imaginaire », mais qu’en est-il alors de la fictionnalité du Montréal de Tremblay ou du Paris de Notre-Dame du même nom ?
Comment s’en sortir ? En ayant recours, dit Saint-Gelais, à la notion d’encyclopédie proposée par Umberto Eco : « l’ensemble des savoirs partagés par une communauté et ses rapports au monde ». Le bon vieux « consensuel », mais dont on souligne ainsi les aspects aussi bien historiques, géographiques, culturels que techniques, avec aussi ses « scripts » (prendre le train, aller chez le dentiste…). La notion d’encyclopédie est précieuse parce qu’elle renvoie à un réseau mouvant dans le temps comme dans l’espace, et à une hiérarchie des connaissances, plus ou moins générales, et correspondant ainsi aux compétences diverses des lecteurs.
On peut alors mieux distinguer SF et fiction réaliste. Dans cette dernière, le lecteur fait le travail sans s’en rendre compte en mettant massivement à l’épreuve sa propre encyclopédie, ce qui permet au texte de fonctionner comme un « mécanisme paresseux qui vit sur la plus-value de sens (…) introduite par le destinataire » (Eco). Par ailleurs, le glissement du fictif au réel, pour le lecteur, en est facilité : on a recours aux mêmes encyclopédies dans l’un et dans l’autre.
Au contraire, dans la SF, le lecteur doit ajuster son encyclopédie à celle posée ou présupposée par le texte, (la « xénoencyclopédie », néologise Saint-Gelais). La SF n’est pas plus fictive que la fiction réaliste, mais elle le paraît parce qu’elle offre non seulement des éléments, mais aussi des règles de fonctionnement imaginaires. Voilà qui permet de mieux cerner une autre de nos vieilles connaissances, l’altérité de la SF. Alors que celle de la fiction réaliste (par ex. le caractère fictionnel de tel ou tel personnage) est « triviale » (elle n’amène pas le lecteur à en déduire que le monde décrit relève d’une autre encyclopédie), « l’altérité des récits de science-fiction, elle (…) affecte les principes généraux régissant le monde fictif ».
Ce qui pose évidemment aux écrivains de SF un problème considérable. Comment offrir une encyclopédie, même incomplète, à travers un seul texte, fût-il long ? Plus qu’un problème purement technique, il s’agit là d’un problème structurel, dit Saint-Gelais, « une contradiction » jamais vraiment résolue avec laquelle l’écriture de la SF doit composer.
On arrive ici au bon vieux didactisme de la SF, aux infameux « mottons expositoires », aux interruptions de 1’action pour cause d’explications galopantes, bref, à tout ce qui nous rebute dans les plus anciens textes de SF (ou ceux des débutants, qui récapitulent la phylogenèse du genre…). En effet, la SF a beaucoup évolué dans ses pratiques discursives depuis quarante ans, remarque Saint-Gelais (faut-il y voir une des causes des accrochements entre détracteurs de la SF écrite qui la connaissent par des textes issus des divers « âges d’or », et amateurs plus au courant de son écriture contemporaine ?).
Saint-Gelais analyse donc, toujours avec finesse, la « stratégie didactique », avec ses maladresses, puis ses raffinements, ses déguisements, ses ruses – tout en soulignant la persistance de la tension dynamique essentielle à la SF, résultant « de la cohabitation toujours instable, en un même texte, de deux discours hétérogènes : le discours narratif et le discours encyclopédique », ce dernier étant la constituante et l’outil essentiels des effets de réel (indispensables pour la « création d’univers », toute en trompe-l’œil…), à la fois pour l’écrivain et pour le lecteur. En effet, rappelle encore Saint-Gelais en citant Eco, « un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner ».
Or la SF doit ménager à la fois l’illusion référentielle et le lecteur, seule instance en fonction de laquelle ses effets s’agencent. Elle y parvient en remettant en question le principe même du didactisme. Les fragments d’encyclopédie se dissolvent dans le récit auquel on livre le lecteur chargé de la décrypter – adieu la pédagogie ! Comme dans le récit réaliste, apparemment. Mais il s’agit plutôt de pseudo-réalisme, souligne Saint-Gelais, parce que « le traitement « réaliste » y affecte des encyclopédies imaginaires et non un cadre de références dont le lecteur disposerait avant d’aborder le texte et indépendamment de celui-ci.
Et donc la stratégie de la SF n’est applicable que grâce au relais lectural », grâce aux pratiques de lecture spécialisées (Saint-Gelais les appelle les « réglages de lecture » plutôt que, comme Delany, les « protocoles de lecture »), lesquelles se sont progressivement développées avec les textes. On ne sollicite pas tellement les connaissances des lecteurs que leur savoir-faire – leur savoir-lire. Dans les fameux « livres-univers », les zones excédant la connaissance du lecteur et « suggérées par le texte », dit Saint-Gelais, « sont le résultat d’une lecture qui ne voit pas que c’est elle-même qui les y injecte ». Rien d’exceptionnel dans la SF à cet égard, mais sa particularité est que, avec ses mondes plus ostensiblement imaginaires que la plupart des autres mondes fictifs, « l’idée même de « monde » a toujours quelque chose de ludique, de joué ». Toujours est-il que « les textes de SF ne peuvent que jouer l’une contre l’autre la vraisemblance et la compréhension », une tension jamais résolue, mais potentiellement féconde.
C’est la notion de réglage de lecture qui permet à Saint-Gelais, au chapitre suivant, d’examiner sous une lumière nouvelle l’épineuse question du genre. En nous rappelant à plusieurs reprises le caractère non figé des genres : « (…) pas autre chose que des constructions culturelles précaires, en constante transformation ». La cohésion d’un genre tient surtout à ses pratiques de lecture, insiste-t-il avec raison : en aval de la lecture, et non en amont où préexisterait un « monde » qu’on aurait seulement à reconstruire. Or la lecture « adopte des réglages d’ordre générique (…) on peut parler de lecture poétique, de lecture dramatique, de lecture romanesque et, plus spécifiquement, de lecture policière – ou de lecture science-fictionnelle ».
Son analyse des « rudiments de lecture science-fictionnelle » est aussi fine que le reste – et toujours aussi bien documentée. Il renvoie au principe de l’écart minimal à l’œuvre dans toute lecture (par réflexe économe d’effort, on n’ajuste que les éléments divergeant de l’encyclopédie de base) et à la façon particulière dont fonctionne à cet égard la lecture SF, qui fait souvent louvoyer le lecteur entre la vigilance et le soupçon généralisé (« la paranoïa encyclopédique », dit drôlement Saint-Gelais), négociation constante et complexe entre son encyclopédie standard et la xénoencyclopédie en voie de construction. Vraiment pas de paresse, dans la lecture SF !
La notion d’encyclopédie « tendancielle » amène Saint-Gelais à une description intéressante des rapports entre SF et fantastique (notre tarte à la crème…). Il ne s’agit pas tellement de l’opposition rationnel/irrationnel : la SF se contente de présupposer l’existence d’un discours rationnel qui lui permet de colmater les brèches. Mais tout détail saillant, dans la SF, renvoie à un ensemble de règles à reconstituer (chacun est un élément potentiel de l’encyclopédie), alors que la lecture fantastique n’adopte pas ce principe : le refus ou la réticence des protagonistes à admettre les phénomènes qu’ils croient percevoir servent à « problématiser, voire à enrayer cette généralisation à l’échelle d’une encyclopédie imaginaire ». Ce qui permet à Saint-Gelais de remarquer à juste titre que dans le « néo-fantastique » (ou fantastique moderne…), le fait que l’impossible aille de soi semble rendre poreuse la frontière entre science-fiction et fantastique – c’est à dire entre leurs réglages de lecture respectifs.
La troisième et dernière partie du recueil, « (Science)-métafiction », joue davantage dans les questionnements à la mode sur la modernité ou la postmodernité, mais n’en sont pas pour autant dépourvus d’intérêt, au contraire. On y trouvera une argumentation serrée sur les relations, cette fois, entre science-fiction et « littérature générale ». L’auteur remarque d’abord que pour certains, « la science-fiction n’aurait pour ainsi dire pas recours aux procédés de la métafiction littéraire que sont le renoncement à la « transparence de l’énonciation du roman réaliste », la dénudation systématique du « travail de composition et d’écriture » (intervention du narrateur, enchâssement de récits à tiroirs, etc.), et la dissolution de la représentation et du personnage. » Il entreprend ensuite de questionner cette assertion à grands renforts de citations et d’analyses de divers textes (où l’on retrouvera aussi bien Jean-Pierre April qu’Yves Meynard, Alain Bergeron, Harold Côté ou votre servante). La science-fiction, conclut-il, privilégie d’autres mécanismes que ceux dont usent la modernité (ou la postmodernité) littéraire officielle (par exemple elle justifie en termes fictifs les dispositifs textuels ou narratifs : les glissements de point de vue par la télépathie, les glissements temporels par la machine du même nom, etc.). Elle constitue donc « un milieu propice à l’émergence de dispositifs autoréflexifs parfois étonnants ».
Les deux derniers chapitres (« Le texte capturé par sa fiction » et « La constellation Star Trek ») prouvent encore l’œcuménisme de Saint-Gelais. Il y étudie d’une part les artefacts science-fictionnels (du genre dictionnaires de mondes ou de langues imaginaires, comme le dictionnaire anglais-Klingon, en écho au Dictionnaire Khazar, ou les ouvrages sur la physique de Star Trek) et d’autre part (encore avec Star Trek) le phénomène des univers partagés et des créations faniques, la phagocytation du « réel » parla « fiction », ce vaste « canular intersémiotique ». C’est fait avec une sympathique allégresse, sans le moindre dédain. Saint-Gelais le dit bien dans sa conclusion : « Discours de savoir et discours de fiction, invention scripturale et exploration lecturale : la science-fiction tresse tout cela, non pas en un tout homogène, mais bien en un ensemble effervescent – et fascinant. » On lui sait gré d’être fasciné, de l’admettre, et d’avoir analysé avec tant de justesse les divers éléments de cette fascination.
Élisabeth VONARBURG