Yves Meynard, Le Livre des chevaliers (Fy)
Yves Meynard
Le Livre des chevaliers
Beauport, Alire (Romans), 1999, 308 p.
La fantasy – histoires merveilleuses et magiques, généralement plus proches du conte de fées, de l’épopée et des mythes que du fantastique à monstres divers – suscite un plaisir de lecture bien particulier, fondé en grande partie sur la reconnaissance et la nostalgie. Autant le fantastique moderne se situe de façon redoublée ici et maintenant pour susciter ses effets de déplacement par l’irruption illégitime de l’horreur surnaturelle ou non, autant la fantasy classique nous emmène dans l’univers du « il était une fois », où magie et surnaturel nécessaires s’inscrivent au contraire dans le prolongement naturel du monde.
C’est dans cette perspective que s’ouvre le roman d’Yves Meynard, d’abord publié en anglais aux États-Unis puis traduit par l’auteur. Lequel n’est pas un traducteur professionnel. Le texte s’en ressent parfois un peu : quelques lourdeurs, des anglicismes… Mais Meynard est écrivain et en tant que tel nous livre un texte bien au-dessus du « tradui-du » dont nous accablent tant de traductions françaises. Son texte conserve l’essentiel de la poésie et de l’étrangeté de l’original.
Le premier écho familier est le motif de l’Enfance du Héros : nombre de romans de fantasy fonctionnent en effet selon la structure classique du bildungsroman – comme les mythes héroïques. Adelrune, enfant adopté, découvre au grenier le Livre des Chevaliers avec lequel il apprend à lire et à se détacher des préceptes stérilisants de sa famille et de sa culture (on peut reconnaître ici la version déformée d’une institution religieuse sclérosée familière aux Québécois). Adelrune découvre ensuite l’objet de sa Quête, obligatoire pour qui veut devenir chevalier grâce aux enseignements du magicien Riander. Avant d’arriver chez Riander, et surtout après avoir terminé son entraînement, Adelrune sera détourné de son chemin par des aventures picaresques et des rencontres qui ne doivent en réalité rien au hasard ; après quoi, dûment armé, il mènera sa Quête à bonne fin, en découvrant par la même occasion sa véritable origine.
Mon réel plaisir de lecture, dans la fantasy, c’est de découvrir de nouvelles variantes de tous ces motifs incontournables. Difficile aujourd’hui, entre la disneyïfication galopante et la popularité des jeux de rôles et de leurs dérivés, lesquels ont certes ensemencé des milliers d’esprits, mais en banalisant considérablement un matériau déjà vieux d’au moins un millénaire dans l’imaginaire collectif occidental… Or le roman d’Yves Meynard constitue cette rareté : une voix originale, un imaginaire très personnel. On avait déjà pu le constater dans ses excellentes nouvelles de science-fiction, ainsi que dans ses cinq romans de fantasy pour jeunes. On constate ici ce qu’il peut faire avec des figures classiques, dans un heureux mélange de la culture européenne – on pense à Hoffmann – et de la culture populaire nord-américaine dans sa relecture, depuis une trentaine d’années, des mythes anglo-saxons.
Le Livre des chevaliers résonne en nous par l’écart savant qu’entretiennent histoire et récit avec les structures classiques évoquées plus haut – et aussi par la richesse de ses détails, livrés avec une générosité laconique, parfois teintée d’ironie : par exemple, la demeure de Riander et les relations curieuses qu’elle entretient avec l’espace et le temps, le prix à payer par Adelrune à Riander pour devenir chevalier, ou encore la nature des créatures qu’il rencontre en chemin… Impossible ici de ne pas évoquer Jack Vance (la saga de Cugel I’Astucieux, par exemple) pour les perspectives, fascinantes ou réjouissantes, ouvertes en une phrase – parfois un simple nom – et laissées à l’imagination ravie des lecteurs.
On doit aussi évoquer Gene Wolfe, non pour l’amplitude de l’histoire – Meynard romancier n’en est pas encore à bâtir des cathédrales comme l’auteur du cycle du Long Soleil (entre autres) – mais pour l’ambivalence de certains motifs (qui pourraient en être de science-fiction) et pour les positions éthiques également ambiguës de plusieurs personnages. L’aventure intérieure double ici l’aventure extérieure, elles se reflètent l’une l’autre dans des modes différents, comme il se doit – mais comme on l’oublie souvent dans de trop nombreux romans de, fantasy tout venant.
On pourrait aussi dire qu’on a là une version postmoderne d’un roman de fantasy, une lecture critique de la fantasy classique – surtout si l’on considère l’objet de la Quête d’Adelrune (que je ne révélerai pas) et la façon presque narquoise dont celle-ci se dénoue (l’Œdipe vu à travers des miroirs fous). Mais ce serait un fardeau inapproprié, et bien prétentieux, pour cette histoire faussement transparente et réellement ambitieuse, certes, mais sans arrogance – tout comme son personnage principal, Adelrune, dont l’apparente absence d’affect est parfois un peu déroutante, mais recouvre en réalité un esprit acéré et de puissantes émotions réprimées.
Une autre des caractéristiques de la fantasy, adorée ou honnie selon les amateurs du genre, c’est sa propension à générer des trilogies, ou pire.
Le présent auteur est connu pour sa véhémence à se refuser au jeu des suites. Mais je ne doute pas que nombre des lecteurs du Livre des chevaliers se jetteront sur le prochain roman de fantasy d’Yves Meynard en espérant s’y faire raconter d’autres aventures d’Adelrune…
Élisabeth VONARBURG