Alain Bergeron, Phaos (SF)
Alain Bergeron
Phaos
Lévis, Alire, 2003, 561 p.
Après la parution en 1978 de son roman Un été de Jessica, œuvre de SF qui eu la rare distinction de paraître aussi en feuilleton dans le quotidien Le Soleil, Alain Bergeron s’est fait silencieux jusqu’au milieu des années 80 où il est revenu aux genres avec des nouvelles acclamées et lauréates de nombreux prix, à juste titre d’ailleurs. Il a aussi publié plusieurs bons romans pour jeunes : de la science-fiction chez Jeunesse-Pop, et du fantastique sous pseudonyme dans la collection Échos chez Héritage. On attendait donc avec impatience son nouveau roman pour adulte. Celui-ci s’inscrit dans la foulée de sa nouvelle « L’Homme qui fouillait la lumière », originellement parue dans Solaris 111 et reprise dans le recueil Corps-machine et rêves d’ange, chez Vents d’Ouest.
Dans la première moitié du XIXe siècle, l’informatique a subi la révolution photonique, reléguant aux dépotoirs toutes nos bébelles informatiques présentes. Pour réparer les avaries des nouveaux systèmes, il faut des techniciens qui opèrent de l’intérieur, en symbiose avec les logiciels et les machines : ce sont les « fouilleurs de lumière », qui utilisent un dérivé de la réalité virtuelle. Ce concept, assez original et qui l’est resté, situe pour le lecteur cette nouvelle, et donc le roman d’où elle avait été tirée, dans le contexte du sous-genre SF dit cyberpunk né à la moitié des années 80. L’auteur ne cache pas qu’il a conçu le roman à cette époque, et qu’il n’a pas essayé de le moderniser outre mesure – un choix légitime : on trouvera instructif de constater ainsi ce qui n’a pas changé dans notre monde, et s’est même hélas aggravé depuis.
L’intrigue de Phaos le confirme dès son amorce : à la fin du XXIe siècle, sur la Lune, un prototype dernier cri de super-système informatique (un « psystème ») a été compromis et détruit, apparemment par un employé de Thor Corp, la méga-corporation (« congrégat ») finançant les recherches. L’enquête est lancée, à travers divers remous politiques internes dans le congrégat et chez ses ennemis, autres congrégats ou groupes révolutionnaires clandestins. Finalement, on fait appel à un fouilleur de lumière pour examiner le psystème.
On a donc affaire essentiellement, comme dans nombre des romans fondateurs du cyberpunk, à un thriller futuriste noir décrivant un épisode dans la guerre à laquelle se livrent des corporations et leurs maîtres autour d’un super-gizmo, et ses conséquences : enquêtes, poursuites, rivalités et renversements de pouvoirs, résistances et terrorisme, nombreux dommages collatéraux, le tout dans le décor désormais classique de la Terre (environnement ravagé), de la Lune et de Mars brutalement divisées en possédants et possédés, exploiteurs et exploités, caricature moderne du système féodal. Les congrégats, hypertrophie future de nos multinationales, ont remplacé partout les états en faillite financière mais se conduisent comme les anciennes nations, prétentions démocratiques en moins, tout en reposant sur l’esclavage volontaire, puisque ses sbires acceptent en nombre croissant de se faire « robotomisés » (un autre néologisme heureux).
Je dois signaler tout de suite, pour situer ma lecture, que si j’ai apprécié chez son quasi-fondateur William Gibson cette description d’un futur proche à l’époque originale, frappante et déclencheuse de nécessaires réflexions – c’était de fait le constat d’une évolution déjà en cours et aux conséquences déjà prévisibles dans notre monde –, j’ai bientôt eu des problèmes avec l’envahissement de la SF contemporaine par ses tropes, qui sont trop vite devenues des codes, puis des stéréotypes dont je trouve le subtexte discutable, voire inquiétant : les intrigues et leurs acteurs concernent presque toujours les riches et puissants et leurs séides immédiats, l’appétit de pouvoir et de richesse seuls mènent le monde, les gens ordinaires ne peuvent être qu’un troupeau de victimes plus ou moins stupides, leur résistance éventuelle est condamnée à l’échec, avec l’idée sous-jacente « si vous n’êtes pas le rouleau compresseur sur la route du progrès, vous faites partie de l’asphalte ». Pour ceux qui ont vu le film Johnny Mnemonic, il y a cette scène révélatrice où Keanu Reeves regarde depuis le mauvais côté de la baie la ville étincelante des riches et hurle que lui aussi il veut des draps de soie, et du service aux chambres et la tridi multicanaux et… bref, il veut être calife avec les califes. L’auteur de la nouvelle adaptée pour ce film, William Gibson, a toujours manifesté une dose certaine d’ironie par rapport aux aspirations sociales de certains de ses personnages de paumés. Mais le credo du « néolibéralisme » mondialiste telle que mis en scène dans de nombreux récits cyberpunks l’est de telle façon qu’on a souvent peine à y voir une véritable distance critique.
La question se pose parfois : la SF, au lieu d’imaginer le futur, ne contribue-t-elle pas en partie à le créer ? N’est-ce pas pourquoi elle semble en perte de vitesse dans la faveur du public, parce que ses images, ses rêves et cauchemars, ne cessent d’envahir notre vie quotidienne à une vitesse accélérée ? La poule et l’œuf, dira-t-on : la SF est-elle créée par la société ou crée-t-elle celle-ci ? Ou bien la SF, en avance sur le zeitgeist, (l’esprit du monde, disons, ou les « tendances »), le dévoile à l’avance – et je ne suis pas d’accord avec cette description mécaniquement « futurologiste » de la SF. Ou bien, tout en étant ultrasensible au zeitgeist, elle a à son égard, en tant que littérature, en tant que fiction, une mesure de liberté agissante qui ne la limite pas au constat, mais lui permet – exige d’elle – d’imaginer d’autres possibles, positifs ou, souvent, négatifs. C’est l’autre description de la SF, le versant « Si ça continue comme ça, voilà comment ça peut devenir le paradis… » (autrefois, décalque du progressisme triomphant) «…ou l’enfer » (de plus en plus depuis les années 60 et la soi-disant mort des grandes idéologies utopiques).
Il existe cependant une position intermédiaire entre la spéculation positive et la spéculation négative, et c’est cet espace-là qui me semble être le terrain spécifique et sans prix de la SF : l’imagination de la différence. Pas mieux, pas pire, mais différent. Une grande partie de la SF cyberpunk, une fois éclusée sa relative nouveauté technologique et celle de son décor férocement urbain, me semble ressasser toujours le même futur, le présentant comme inévitable, normal, voire naturel. La seule partie qui en reste valide, à mon avis, est celle qui spécule sur le posthumain – en gros, le transfert des esprits ou des personnalités (le vocabulaire dualiste est ici hérissé de pièges) dans des médias non organiques, que ce soient des boîtes ambulantes ou le Réseau (la « Nasse » comme dit si bien Phaos).
On comprendra donc qu’un certain aspect cyberpunk noir classique de Phaos m’ait agacée ou lassée selon les endroits, dans son décor (au sens large) mais aussi dans ses personnages. Comme lectrice j’ai besoin, pour « embarquer » dans une histoire, d’au moins un personnage dont je puisse prendre le parti – pas de « bon héros », entendons-nous bien, mais d’au moins un être assez plausiblement « humain » dans ses caractéristiques, assez tridimensionnel, je veux dire, pour animer l’intrigue, lui donner une âme, littéralement. Mais le seul personnage légèrement sympathique dans Phaos est Nicklos Pascalis, le fouilleur de lumière, et c’est essentiellement parce que c’est la seule victime qui ne manipule et victimise à son tour personne d’autre (ou presque : une personnalité virtuelle, est-ce que ça compte ?), qui porte une certaine attention à autrui, et qui ait un semblant de conscience morale. Tous les autres, femmes et hommes, sont à des degrés divers des monstres unidimensionnels (ou bidimensionnels : des silhouettes cartonnées, en tout cas), des imbéciles et des pantins, y compris les divers révolutionnaires, qui ne sont pas les moindres des pantins, et la bonne âme de service, Odetta Vermüllen, désireuse de nourrir correctement les multitudes lunaires et pour qui cette fin justifie aussi bien des moyens – et de toute façon, elle se révèle aussi égocentriquement corrompue que les autres. Bref, tous des sociopathes. C’est ce qui m’a rendu si pénible la lecture du premier tiers du roman, jusqu’à l’arrivée de Nicklos Pascalis : toutes les manigances et contre-manigances sont le fait de personnages clichés, sans grandeur même dans la vilenie, tout comme les cadavres qui jonchent rapidement le terrain sont l’équivalent des silhouettes virtuelles dans les jeux vidéos : quelle importance ?
Une vision aussi systématiquement négative et stéréotypée, me suis-je dit, à ce stade du genre cyberpunk et compte tenu de la stature de l’auteur qui connaît de toute évidence ses classiques et ses modernes SF, doit évidemment être délibérée. On ne raconte pas une histoire – on n’écrit surtout pas un si long roman – juste pour déployer un suspense, déplacer des pièces sur un échiquier, ou faire gratuitement joli ou astucieux. J’ai donc essayé de lire dans Phaos une critique du cyberpunk classique, comme par exemple Les Synthérétiques de Pat Cadigan, mais bien plus noir, parce qu’écrit onze ans plus tard – et dieu sait qu’il en est arrivé, des choses déprimantes, depuis onze ans : le raffinement de la technologie et l’élargissement quasi divin de ses possibilités (un des personnages dit quelque part que la lumière est le fondement même de l’univers) se trouvent accompagnés d’une consternante dévolution humaine, collective et individuelle. La spéculation et la critique qu’elle implique sont de taille, on le voit.
Mais la démonstration est restée quelque peu inconclusive pour moi, par manque de contrastes. Même si le texte dit parfois qu’on ne sait même plus ce qu’on a perdu (d’humanité, de civilité, comme dans « civilisation »), que même ce tragique-là est inaccessible, même s’il présente comme un relatif « bon vieux temps » un premier tiers du XXIe siècle dont le lecteur ici et maintenant connaît bien les horreurs, cette mise en abîme est moins opérante pour moi qu’elle ne pourrait l’être parce que noyée dans les machinations machiavéliques et retournements à trop multiples détentes des aspirants-maîtres du monde, lesquels prennent toute la place et me semblent donc dire tout autre chose, subtextuellement.
J’ai aussi été tentée de voir dans Phaos, au moins par sa conclusion, une déconstruction critique du classique thème SF de la conquête de l’espace comme du thème moderne de l’immortalité par les machines. Non seulement les humains ordinaires de chair et de sang ne sont pas près d’explorer la galaxie en personne, non seulement c’est leur création, le psystème, nouvelle forme d’intelligence sinon de conscience, qui s’y rend (non humaine en tout cas, ou véritablement post-humaine), mais encore les quelques « esprits » humains qui se sont transférés délibérément ou par accident dans la Nasse partie à la découverte de l’univers sont d’une part les deux principaux Vilains de l’histoire, une femme, « La Fée des Étoiles », Léonore Cantelo et un homme, Simon Odako, certainement appelé par ironie aussi « Le Dieu Lion » (et dont l’espace lointain était un des fantasmes), deux ennemis jurés qui continueront de poursuivre leur irréductible conflit dans leur nouvel état désincarné (autre trait ironique : même sans corps, les humains restent humains, comme le remarque Odako). D’autre part, à vrai dire, ce sont les fouilleurs de lumière accidentés, et peut-être d’autres humains, dont on peut espérer autre chose : la porte est ouverte. Mais on nous présente surtout le tout dernier fouilleur de lumière, Nicklos Pascalis, qui continuera aussi d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un pauvre type en proie à ses propres fantasmes et illusions, en particulier amoureux-érotiques. Le traitement des femmes dans le roman est aussi classiquement néo-cyberpunk : toutes des garces, des salopes ou des imbéciles ; ce qui n’est pas exactement le cas chez les pères fondateurs Gibson et Sterling. La vision de l’humanité chez Bergeron est décidément d’un noir beaucoup plus radical.
Si c’est ce que Phaos veut dire, je l’entends bien, et si déprimante soient toutes ces constatations, et cette conclusion, j’en accepte la cohérence interne par rapport à l’ensemble du roman – sans un plaisir de lecture aussi total que je l’aurais désiré, mais la SF n’est pas nécessairement toujours là pour nous faire plaisir. Elle doit nous faire aussi réfléchir, nous déranger. J’ai exprimé vers réserves de lectrice au plan idéologique quant au cyberpunk et à ses décors, et quant aux personnages de ce roman particulier, mais une fiction doit d’abord et avant tout être évaluée par rapport aux critères qu’elle se donne elle-même, et non se conformer aux désirs des lecteurs. De ce point de vue, encore une fois, Phaos est d’une parfaite, et impitoyable, cohérence.
Malheureusement, j’ai aussi quelques réserves au plan de l’écriture. Malgré l’incontestable habileté narrative avec laquelle s’entremêlent lieux, personnages et parties de l’intrigue, le roman n’a « levé » pour moi, relativement donc, que dans sa seconde moitié, avec l’apparition du fouilleur de lumière, son « introjection » (un des termes bien trouvés) dans Phaos et ses expériences « hallucinologiques » (un néologisme à mon avis fâcheux dans la mesure où il m’a évoqué les « hallucinettes » de Jean-Pierre April, une œuvre qui se situe dans un registre assez différent), et sa découverte du fin mot de l’intrigue (lequel n’est au reste pas une totale surprise, les spécialistes de la Thor Corp en ayant déjà émis l’hypothèse). Au reste, heureux ou non, les néologismes sont si nombreux, et surtout assortis de tant d’explications que je suis rapidement devenue saturée, engourdie – ce qui est plutôt dommage, puisqu’une partie de la construction du monde, dans la SF, repose justement sur l’adéquation des néologismes et la façon dont ils sont vécus dans et par le texte. Ils sont ici plutôt des pièces rapportées, rencontrées en situation mais trop souvent dans un hall d’exposition, avec un guide, le narrateur-maître de jeu. C’est cependant dans ces descriptions (et dans quelques remarques jetées ici et là, trop rares), qu’on retrouve enfin la plume de Bergeron, ou du moins son type d’écriture qui me touche le plus, un mélange fascinant de lyrisme et de réalisme cynique. Cela repose en tout cas, des longs dialogues où s’affrontent les protagonistes, ou des explications technologiques, sociologiques ou historiques dispensées par ce narrateur toujours juste trop omniscient qui nous écarte encore davantage des personnages. Mais le but du roman n’étant de toute évidence pas de nous faire sympathiser avec qui que ce soit, on peut dire que la technique est ici parfaitement adaptée à son but.
J’ai un autre problème technique, qui m’est sans doute particulier, mais qui explique en partie mes difficultés à lire Phaos avec plaisir. La ligne principale du récit est au présent, en direct ; les explications, ces apports ad hoc d’informations par le narrateur en plein milieu de l’action ou des pensées des personnages, sont rédigées au passé, ce qui est normal ; ce que je n’ai pas trouvé et ne trouverai jamais normal, c’est qu’elles le soient au passé simple et non au passé composé ou au plus-que-parfait, les deux temps verbaux légitimes du français qui viennent dans le kit littéraire de la narration au présent. Non seulement la concordance des temps est pour moi douloureusement erronée (les distinctions temporelles dans les verbes sont une des forces expressives spécifiques du français, de plus en plus contaminée par l’usage anglais, lequel tend à confondre dans une même forme ces temps du passé), mais le ton guindé du passé simple ajouté à la voix du narrateur-guide augmente encore la distance entre lecteur et personnages en action. Et, les explications étant nombreuses, j’ai eu mal souvent.
Tout ceci m’amène à conclure que je ne suis tout particulièrement pas la lectrice appropriée pour ce roman. Phaos est certainement mieux indiqué pour qui partage le pessimisme sans doute inquiet de l’auteur, ou ceux qui aiment les thrillers efficaces, leurs intrigues serrées et bien huilées, le plaisir par procuration de participer aux machinations des puissants comme à leur triomphe sur les autres puissants ou sur les imbéciles ordinaires massacrés – ou enfin, malgré son ambiguïté, le plaisir final de s’identifier à la Nasse et aux esprits désincarnés qui s’élancent avec elle, malgré tout, dans l’univers, même s’ils sont en somme les parasites de leur création posthumaine.
Élisabeth VONARBURG