Daniel Sernine, Les Archipels du temps (SF)
Daniel Sernine
Les Archipels du temps
Lévis, Alire (Romans 087), 2005, 521 p.
Même le lecteur se disant frileux au contact de la science-fiction ne pourra être que muet de respect devant l’ampleur du projet de La Suite du temps de Daniel Sernine publié aux éditions Alire. Le fait que l’auteur ait laissé mûrir certains fragments de son œuvre au-delà de vingt ans atteste du caractère résolu et souvent visionnaire de l’architecte littéraire. Les Archipels du temps s’inscrit dans cette édification progressive si ambitieuse amorcée avec Les Méandres du temps, qui s’achèvera dans les mois qui viennent avec Les Écueils du temps : cette fresque livrée aux deux tiers est déjà colossale et majestueuse. Daniel Sernine fait plus ici que confirmer son statut d’incontournable dans la littérature de SF, il propose une œuvre qui devrait lui permettre d’être considéré comme un de nos écrivains majeurs, tous genres confondus.
Un an après la mort de Karel Karilian, nous retrouvons Nicolas Dérec sur Érymède. Après quelques hésitations, il décide de devenir métapse, ce qui le situe dorénavant un cran au-dessus de l’empathe et qui le rapproche en définitive de l’omniscience. Mais Nicolas devient-il alors un cyborg ou demeure-t-il un humain ? Au-delà de ces considérations ontologiques, l’intrigue se concentre sur la fonction de Maître Dérec, qui, grâce à ses pouvoirs métapsychiques, s’emploie à déceler et à annoncer l’imminence d’une guerre entre la Terre et Érymède/Argus, celle-là même pressentie par Maître Karilian dans ce que d’ores et déjà on appelle la prophétie des Lunes. Il aura de plus à en évaluer les risques et les circonstances afin d’atténuer la portée de ce conflit, faute de pouvoir éviter l’inéluctable.
On notera la place prépondérante des loisirs dans la société d’adoption de Nicolas Dérec. D’entrée de jeu d’ailleurs, la description très colorée de la géologie d’Érymède donne à la fois lieu d’assister à celle, esthétique à souhait, d’un spectacle chorégraphié. De telles productions artistiques, inédites pour nous Terriens, permettent une ouverture spectaculaire sur l’imaginaire. Ces descriptions, en général superbes, voire émouvantes à la seule lecture, donnent une texture riche à l’œuvre. Des exercices souvent purement stylistiques qui servent aussi de prétexte à Daniel Sernine pour nous illuminer de faisceaux aux couleurs étincelantes dont lui seul semble détenir la formule. L’écrivain devrait en dilettante se faire peintre ou encore éclairagiste tant il enchante l’œil.
Et toujours cette recherche indéfectible du mot juste : le simple fait de rencontrer l’unique anglicisme – calculé et volontaire – focused met en évidence de manière plus vive encore l’absence d’impuretés langagières. Le recours occasionnel à l’épithète rare et raffiné ajoute au classicisme épuré un brin dandy de sa prose. Œuvre d’anticipation ou space opera obligent, il est clair que l’auteur fait usage d’un registre linguistique technique (réel ou imaginaire) abondant et dense. Comme d’ordinaire chez cet auteur montréalais, le rythme est lent, Daniel Sernine prenant le temps qu’il faut pour planter ses jalons et mettre en place intelligemment une stratégie actantielle qui éclatera au visage du lecteur au moment choisi, c’est-à-dire parfois deux ou trois cents pages plus loin. En contrepartie, on note l’utilisation d’ellipses importantes, qui propulsent le lecteur ainsi que le récit en avant dans le temps, où les épisodes font alors figure d’escales lors de moments charnières. Comme dans ses romans antérieurs, il a recours à une variété de procédés narratifs ou typographiques, ce qui au fil des parutions a constitué sa griffe, comme ce mot, « états-unien », qu’il a imposé à force de logique auprès de ses lecteurs.
Ces archipels du temps, ce sont aussi un chapelet d’îlots, illustration concrète des épisodes du temps. Grâce au gojahec, un jeu de société auquel s’adonnent Nicolas et ses amis, on explique le concept du temps, des temps parallèles, qui n’en forment à la fois qu’un seul, paradoxalement. Cette scène expose l’analogie fluviale du temps dans une métaphore filée aussi déroutante que sensée. Sans verser dans la théorie pure, Daniel Sernine arrive par la fiction littéraire à poser un questionnement valable et stimulant sur le thème de la temporalité.
Un débat tout aussi vivifiant sur l’intégrité humaine est brillamment exposé. Nicolas Dérec est aux prises avec un dilemme considérable : accepter ou non une transformation fondamentale de son être pour devenir métapse. Le vieux questionnement rabelaisien est inévitable : science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Touche-t-on ici au tabou prométhéen ? L’atteinte d’une certaine forme d’intelligence absolue, de l’omniscience en quelque sorte, s’inscrit-elle dans une clause de contrat cosignée par Satan ? Ce malaise, cette retenue face à la détention de la connaissance sont-ils un relent, inépuisable, de cette culpabilité judéo-chrétienne ? Daniel Sernine nous proposerait-il un autre fruit défendu ?
Il est clair que, contrairement à bon nombre de romans de SF qui nous dépeignent allégoriquement une critique de notre planète, celui-ci privilégie surtout la peinture d’une civilisation parallèle à la nôtre. À l’opposé des Méandres du temps donc, Les Archipels du temps n’ont pas en général pour cadre la Terre. Les rares exceptions nous montrent notre planète comme allant vers une dérive certaine. Le déclin se traduit par une misère de plus en plus répandue, par une pauvreté et une usure qui rongent comme la gangrène cette société vertement critiquée. Les préoccupations écologiques sont fondamentales, le jugement posé sur l’insouciance des dirigeants terriens se veut implacable, pessimiste. La noble mission d’Érymède de sauver l’humanité d’elle-même ne passe plus seulement par la prévention des guerres et la manipulation secrète des complots, mais aussi et presque surtout par l’atténuation de la portée des ravages de la pollution sur la planète dite bleue.
Tout auteur de romans de science-fiction d’envergure, qui croit en l’intelligence et la bonne foi de son lectorat, propose un dépaysement forcé, ardu a priori. La lecture d’un roman de science-fiction exige un effort supplémentaire. On y avance, à petits pas, comme dans un climat d’étrange familiarité. Car même si la peinture des relations humaines, des sentiments, des vices et des vertus se doit d’être logique et cohérente, il est évident que la science-fiction tire de sa paresse le lecteur, bouscule ses habitudes confortables ; sans doute est-ce précisément ce bouleversement même qu’il recherche. Tant et si bien que le lien existant entre l’auteur et le lecteur de science-fiction ressemble à plus d’un égard à celui qui prévalait à l’époque du Nouveau Roman, en pleine intellectuelle ère du soupçon littéraire, pour paraphraser Nathalie Sarraute. Ainsi, le lecteur de SF est probablement le plus actif, le plus laborieux de notre époque. On peut en dire autant sans doute des écrivains de SF sérieux, comme Daniel Sernine. Nous sommes donc loin de la facilité – tout étant relatif – du roman réaliste, si par « facilité » on sous-entend la culture des repères familiers au lecteur, si on exprime par ce mot l’entretien rassurant de son environnement et de ses ancrages dans le réel.
Simon ROY