Denys Gagnon, Les Noces de la Bête (Fa)
Denys Gagnon
Les Noces de la Bête, suivi de Prendergast
Saint-Jean-Chrysostome, Glèbe (Melpomène), 2004, 126 p.
C’est un fait que le fantastique est confiné au genre narratif : il n’existe à peu près aucun poème fantastique (à l’exception notable de « The Raven » d’Edgar Poe) ni aucune pièce de théâtre fantastique, au sens strict que Todorov donne à ce mot, c’est-à-dire à mi-chemin entre le surnaturel et le rationnel. C’est la raison pour laquelle il faut souligner la parution récente de la pièce Prendergast de Denys Gagnon, qui constitue un exemple rare, sinon unique, de théâtre fantastique. En apparence, Prendergast est un drame familial : le Père revient, après trente ans d’absence, revoir son Fils unique, jeune homme enchaîné sous les combles. Il y réussit enfin, après avoir révélé à son garçon le nom de Prendergast, nom recueilli dans un cimetière automobile auprès d’un supplicié de trente ans crucifié à une carrosserie. La Mère, quant à elle, quasi invisible sur scène, agonise dans son lit au moment de ces retrouvailles. La lecture « réaliste » à laquelle pourrait se prêter cette histoire, avec ce qu’elle implique d’analyse du triangle œdipien, est toutefois complétée par une série de rapprochements qui tirent Prendergast du côté d’œuvres fortement imaginaires. On pense aux contes d’Edgar Poe, dont le décor « gothique » (âtre rougeoyant, horloge à balancier, chaînes, livres anciens, porte de chêne) se retrouve chez Denys Gagnon. On peut également penser au roman Malpertuis de Jean Ray : même obscure maison peuplée de noirceurs et surtout même hésitation entre le prosaïque et le mythique. Chez Jean Ray, les dieux de la Grèce antique, agonisant faute d’adorateurs, ont été capturés par un mage et vivent, sous forme humaine, une morne existence familiale faite de rivalités mesquines ; chez Denys Gagnon, on croit assister à l’affrontement d’une triade archaïque ou à une guerre originelle entre les sexes (la Mère, aussi appelée Thalassa, étant dépossédée de son Fils et mise à l’écart de la relation patriarcale) ainsi qu’au dévoiement de la légende chrétienne, le Christ se transformant en martyre des faubourgs et sa Rédemption, en une énigmatique revanche sur le Père (voir la dernière réplique du Fils : « L’heure est venue, enfin, où tu dois souffrir de moi »). Enfin, la pièce de Denys Gagnon entre en résonance avec le merveilleux médiéval, précisément avec l’histoire de Perceval contée par Chrétien de Troyes, en raison de l’importance qu’y prend le nom. « Graal sonore » commente à ce propos Christian Delmas dans la postface. Dans le Conte du Graal, c’est en apprenant son nom que Perceval prend connaissance de son histoire familiale et des fautes commises envers sa mère et le Roi Pêcheur. Chez Denys Gagnon, le partage du nom de Prendergast permet au Père de nouer un lien avec son Fils et d’avoir ainsi accès à la chambre interdite. Il termine ainsi sa quête, étrange quête immobile, accomplie en huis clos, dont le résultat est une curieuse soumission à son propre enfant. Pour ses nombreux échos suggestifs, et pour la culture dont ils témoignent, la pièce de Denys Gagnon mérite d’être lue, mais plus encore pour la force intrinsèque qu’elle dégage, faite de désirs voilés. Pure en surface, elle possède une profondeur inquiétante, oscillant toujours entre la familiarité et le mystère, le feu et la noirceur. Pièce fantastique, oui, et à plus d’un titre.
David DORAIS