Élisabeth Vonarburg, Le Jeu des coquilles de Nautilus (SF)
Élisabeth Vonarburg
Le Jeu des coquilles de Nautilus
Lévis, Alire, 2003, 310 p.
Après La Maison au bord de la mer paru en l’an 2000, Élisabeth Vonarburg nous offre chez le même éditeur un nouveau recueil de ses nouvelles, sous une illustration de couverture due à Jacques Lamontagne… Ces récits, sauf le plus récent, sont des versions retravaillées de textes parus ailleurs et dont certains remontent à 1980. À l’exception de la première nouvelle, écrite en collaboration avec Yves Meynard, toutes sont centrées sur ce qui semble le noyau originel de la fiction de Vonarburg – à savoir les univers du Pont, à quoi d’ailleurs une épigraphe initiale renvoie dès l’entrée de l’ouvrage, issu d’une des nouvelles présentes : « Le Nœud ». Cet univers original est déployé au long du temps, de 1980 avec « Le Pont » à la dernière nouvelle qui s’y rattache et qui est inédite : « La Course de Kathryn ». Le recueil nous permet donc de parcourir, avec Kathryn, les diverses opportunités exploitées par Vonarburg pour construire son monde. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que cette nouvelle soit la dernière de ce cycle du Pont. Car si Kathryn au bout de sa course n’est pas pressée et ne voit « pas de Pont en vue pour le moment », elle ajoute « nous trouverons bien » (p. 138).
Une telle récurrence de ce thème du Pont, une telle persistance à en explorer les mondes possibles pousse le lecteur à s’interroger à la fois sur la fécondité du thème et sur sa signification éventuelle pour l’auteure. D’autant que l’héroïne de la première nouvelle du cycle – « Le Pont du froid » – se nomme… Catherine Rhymer. Dans cette nouvelle fondatrice, Catherine est une Rebelle et elle se présente à nous en train de courir, c’est le premier mot du récit, image aussitôt reprise à la page suivante : « Ta vie, courais-tu pour ta vie ? » (p. 140) Son but est de détruire le Pont : elle fixera les bombes mais s’engouffrera dans la capsule pour un voyage dont elle ignore la destination. Dès la seconde nouvelle, « Le Nœud », il s’agit de Mari, la Voyageuse, et on est au « Centre » où apparaît pour la première fois Egon, celui qui attend le retour d’une Voyageuse. Car toutes ne reviennent pas forcément au Centre. Pourtant Mari parle du monde où Catherine a été transportée, en faisant référence au peuple qu’elle y a rencontré, les Marou… Dans « La Machine lente du temps » c’est encore du Centre qu’il est question, et d’Egon, qui attend une Talitha… qui revient mais est-ce la même ? Les dates ne concordent pas. Comme il existe par le Pont la réalité (au moins imaginables) d’autres Terres, existe-t-il aussi d’autres temps accessibles ? Peut-on en revenir ? À quel âge ? Dans « Le Jeu des coquilles de Nautilus », une Voyageuse a posé ses bagages, elle tient un journal, elle profite de sa « mémoire absolue ». Et se remémore son premier Voyage, vingt ans plus tôt. Quand elle était Catherine ? Elle est Thalita… et s’est déjà « rencontrée dans d’autres univers » (p. 274). Cette fois, où elle est coincée, sans possibilités de construire un Pont, elle rencontre le monde (exploré dans d’autres récits par Vonarburg) des « biosculpteurs ». Et rencontre la possibilité d’un « Voyage sans Pont » (p. 301). « La Course de Khatryn » présente autrement les signifiants du mythe du Pont : les autres mondes, le Pont, les Voyageurs, mais dans un ordre différent. Une sorte d’orchestration des thèmes précédents, enrichie des échos qui se répercutent d’un monde à l’autre. Et nous savons maintenant qu’il est vain de penser fixer la Voyageuse dans les spirales temporelles ou spatiales. La course se poursuit, sans fin, jusqu’à la mort.
Cet univers du Pont, des autres mondes, des Voyageuses, permet à l’auteure d’approfondir les images d’une quête. Quête d’identité : si je me suis déjà rencontrée moi-même ailleurs, qui suis-je et qui étais-je ? Quête amoureuse : notons quand même que c’est Egon, l’homme, qui attend sa Voyageuse, et non l’inverse ; Pénélope a changé de sexe. Quête du Paradis perdu : les mondes où les Voyageuses aboutissent sont des mondes d’avant l’industrialisation, avec des gens beaux, jeunes, des odeurs de fruits et d’herbes, des rencontres joyeuses, des secrets, alors que le Centre est lié à des images de technologie froide et clean, un vocabulaire qui sent l’hôpital, des refroidissements au zéro absolu, qui pue la mort etc. Quête aussi du sens de la science-fiction : sert-elle simplement à mettre en place des univers différents pour des aventures stéréotypées, ou bien l’approfondissement de certains de ses thèmes propose-t-il des pistes neuves pour donner forme aux relations de l’homme (et ici, de la femme !) à l’univers technologique, aux environnements inconnus, etc. La figuration donnée à ces questions par l’auteure est porteuse d’avenir, mais en même temps aucune réponse n’est donnée. Elle est à rechercher dans la composition de ce monde et dans les trajets de ses héroïnes dans ces textes qui présentent l’ensemble d’un univers pris dans un montage kaléidoscopique.
Il n’en va pas de même de la première nouvelle écrite à deux mains, « Chanson pour une sirène », où le trajet est plus clairement lisible : la femme (aérienne)/ mère aide l’homme (marin)/enfant à devenir un adulte (terrien) : « Il saurait maintenant marcher sur la terre ferme. » Les péripéties sont intéressantes et aboutissent à la résolution positive de l’affrontement entre les vilains savants et nos héros, mais la magie du verbe, omniprésente dans le cycle du Pont, n’est là que par éclairs, surtout dans la peinture du comportement des sirènes.
Le Jeu des coquilles de Nautilus est un recueil qui se donne à goûter selon deux types de lecture. On peut y découvrir la complexité fascinante d’un univers original, sans se soucier de l’origine temporelle des textes. On peut aussi s’intéresser au développement de ce monde en tenant compte des vingt-deux ans qui séparent la première nouvelle du cycle du Pont de la plus récente. Ce sont deux lectures qui se complètent, certes, mais n’ont pas la même saveur, tout en étant porteuses toutes deux du plaisir de cette rencontre avec un monde créé par une écrivaine véritable.
Roger BOZZETTO
Deuxième avis
Élisabeth Vonarburg démontre dans son plus récent recueil qu’elle a une grande capacité d’imagination mise au service de la réflexion, de la remise en question. La part de symbolique est importante. Les thèmes qui reviennent le plus souvent tournent autour des voyages dans le temps et suscitent à l’occasion des prises de conscience intéressantes, entre autres sur la mort.
La sélection de ces nouvelles, parues dans diverses revues et à différentes époques (entre 1977 et 2002), justifie qu’elles se recoupent ; on retrouve le même genre de personnages, de motivations et de situations de l’une à l’autre ; on retrouve aussi des éléments récurrents ou des thèmes tels le pont qui renvoie à une idée de transition, de départ, de mort. L’idée d’un départ pour un autre monde (plus spécifiquement la téléportation) est toujours présente. Mais le corpus témoigne d’une évolution indéniable chez l’auteure, le tout offert avec une qualité d’écriture subtile et raffinée.
À cet effet, la nouvelle éponyme, qui date de 1986, est celle qui fait le mieux le point sur ces préoccupations. Une « Voyageuse », quelqu’un qui se déplace dans le temps et l’espace, se trouve condamnée à vivre à l’endroit et à l’époque où elle a abouti, se retrouvant « sur une Terre identique à la sienne » (p. 267). À travers tout cela, l’auteure propose une vision peut-être un peu pessimiste de l’avenir de l’humanité mais qui dénote un effort de réflexion qui vient enrichir le texte : « Considérablement décimée par les catastrophes et leurs conséquences à long terme, la race humaine était en voie d’extinction lente sur la troisième Terre. » (p. 275)
On retrouve ainsi une réflexion pertinente sur la mort qui revêt même une tournure poétique à travers des propos de Lilitha. Celle-ci répond à la Voyageuse, lorsque cette dernière lui demande des nouvelles concernant la disparition de Piki : « Quand j’étais petite […] je me demandais où s’en allait la bête qui habitait le coquillage, lorsqu’elle mourait. Je me disais qu’elle devenait de plus en plus petite en allant de plus en plus loin au fond de sa coquille et, un jour, elle disparaissait. » (p. 298)
« Chanson pour une sirène » (1992), où plusieurs personnages sont des dauphins, emprunte des éléments narratifs à l’imagerie fantastique. Dans l’intrigue, il est question de la présence de licornes à Montréal. On retrouve tout de même des thèmes et des éléments comme l’évolution, la métamorphose ainsi que des réflexions sur l’avenir de l’humanité. Il est intéressant de constater que l’auteure situe plusieurs de ses textes dans un contexte spatio-temporel québécois, en dehors de toute considération politique. En fait, le contexte en est plutôt un de fin du monde ou de passage d’un monde à un autre.
« La Course de Kathryn » (1977) flirte avec le genre espionnage. Ce récit relate l’histoire d’une jeune et brillante scientifique qui est recrutée par une compagnie qui est en rapport avec le gouvernement, pour prendre part à des expériences de téléportation. On y aborde directement ce sujet sans trop insister sur l’aspect symbolique que l’on retrouve dans les autres nouvelles. On y retrouve moins de réflexion philosophique et le texte est plus axé sur la science-fiction comme telle.
Quoi qu’il en soit, l’auteure ne nous propose que des textes exigeant un deuxième niveau de lecture. Il faut savoir décoder, on ne retrouve rien de gratuit. Il s’instaure un pacte entre elle et le lecteur qui doit faire un effort soutenu, et pourquoi pas !
Martin THISDALE