Élisabeth Vonarburg, Reine de Mémoire 1 – La Maison d’Oubli (Fy)
Élisabeth Vonarburg
Reine de Mémoire 1. La Maison d’Oubli
Lévis, Alire (Romans 085), 2005, 688 p.
Nous sommes en France, à la fin du XVIIIe siècle. Une autre France, pas tout à fait identique à la nôtre, dans laquelle de rares enfants naissent avec un talent qui leur permettra de jouer un rôle-clé dans l’harmonisation du monde. Un long endoctrinement prépare ces élus à leur future fonction de mages ecclésiastes ou de maîtres magiciens : ils ou elles devront apprendre à maîtriser l’énergie divine qui se manifeste en eux, énergie qu’ils ne pourront toutefois utiliser qu’au seul profit de la communauté, en accord avec la pensée géminite. Car magie et religion tissent ici les fils d’une même étoffe. Par des techniques et pratiques exigeantes, les magiciens arrivent à transcender la réalité physique pour accéder à l’Entremonde – monde intermédiaire dans lequel voyagent les âmes encore attachées à la terre – et préparer les défunts à leur transmigration vers la Divinité (séparation ultime du corps et de l’âme). Les maîtres et les mages peuvent donc agir sur la matière, dans la mesure où l’intervention ne contrevient pas aux lois fondamentales qui régissent cette matière. Ils pourront par exemple accélérer un processus de guérison en pénétrant le psychosome d’un individu. Fascinantes sont les scènes où l’on peut voir mages et maîtres dans l’exercice de leur pouvoir.
Élisabeth Vonarburg réinvente notre propre Histoire à partir de ce premier postulat – certaines formes de magie sont possibles sur Terre. Ce qui apparente l’œuvre à la fantasy. Mais voilà. Ce n’est pas tout. Jésus avait une sœur, la bienheureuse Sophia, qu’on ne saurait dissocier de son frère. Cette seule et brillante idée des Saints Gémeaux fait bifurquer de manière significative le cours de l’Histoire… Alors la femme tentatrice coupable du péché originel n’existe plus ? Pas chez les géminites. Une part féminine et une part masculine cohabitent en chaque être. L’harmonie réside dans l’équilibre et la conscience de ces pôles. De la même manière, la sexualité ne porte plus les stigmates du péché, car le corps et l’âme sont indivisibles. Les rituels complexes entourant la mort (suspension, sublimation, transmigration) le démontrent bien. Mais attention, les christiens existent toujours dans l’univers qu’imagine Vonarburg, et les liens qu’ils entretiennent avec les géminites ne sont pas nécessairement harmonieux…
Dans La Maison d’Oubli, nous accompagnons Gilles Garance sur la route de sa destinée. Nous découvrons les circonstances qui l’ont mené à la manifestation de son talent sauvage, son cheminement spirituel, les difficultés rencontrées à cause de sa marginalité, son échec retentissant en fin de parcours et sa déchéance. Gilles Garance a vécu à la fin du XVIe siècle. C’est surtout par ce personnage que nous accédons à la pensée géminite, que nous en apprenons les fondements, les codes, les interdits, les dissensions, les pratiques… Gilles est un ancêtre de Jiliane, dernière-née dans la lignée des Garance. À quatre ans, Jiliane se voit parfois propulsée en rêve dans la mémoire ancestrale ou, à son grand désarroi, dans les chambres rouges où se terrent de terribles bêtes monstrueuses. Vonarburg privilégie une fois de plus le rêve comme lieu de passage ou mode de prescience. Jiliane sera vraisemblablement un personnage-clé de la série : se superposent en elle des époques, des lieux, des cultures et des niveaux de réalité. Jiliane ne parle pas, pour se protéger, à moins que ce ne soit pour protéger ses frères : « Les mots fabriquent de l’espace, et tous les espaces peuvent devenir dangereux. » La portée réelle du talent de l’enfant reste énigmatique. Et personne ne semble avoir perçu en elle ce don singulier qu’elle a, ce qui tient presque de l’impossible dans la société géminite. Personne, hormis peut-être son grand-père ou sa grand-mère…
La petite Jiliane partage avec ses frères jumeaux Senso et Pierrino la même date d’anniversaire. Elle est née trois ans plus tard, alors que périssaient ses parents de façon accidentelle. Les trois orphelins grandissent dans un immense domaine, auprès d’un grand-père attentif ; leur grand-mère vit en retrait avec ses chats et deux serviteurs. Elle vient d’ailleurs. Jiliane développe une relation très étroite avec sa grand-mère qui l’initie au jeu complexe des Maisons. Un jeu qui lui vient de sa mystérieuse culture d’origine. Il faut préciser ici que Vonarburg découpe la Terre et l’Entremonde en grands Quartiers auxquels sont associées des magies distinctes qui ne s’harmonisent entre elles qu’après un certain temps d’acclimatation. Les tentatives de conversion lors des premières expéditions dans les Atlandies (le pendant des Amériques) se sont butées par le passé à un obstacle majeur puisque la magie géminite n’avait aucun effet sur les indigènes. Et vice versa. Le cas de Jiliane Garance n’en deviendra que plus intéressant… Du moins, on ose le croire… Jiliane est aussi étrangement liée à ses frères par une sorte de fil d’or invisible qu’elle arrive parfois à percevoir en rêve (sorte de voyage astral). C’est le fil qui relie le corps à la psyché, la réalité physique à l’Entremonde. Jiliane et ses frères ne pourraient survivre s’ils étaient éloignés les uns des autres. Ce qui fait croître la tension lors de la tentative d’enlèvement d’un des leurs.
Bref, cartes géographiques, arbres généalogiques, cartes de tarot, chambres secrètes, morts suspectes, chats intrigants, magie rouge, exploration du monde et de l’Entremonde, dédoublements de personnages… Autant d’éléments qui prendront sans doute tout leur sens dans les prochains tomes. Un peu comme Senso et Pierrino, intrigués par la fenêtre-en-trop apparaissant sur la façade de la maison ou par la carte magique découverte dans un ancien tableau, nous sommes impatients de découvrir les fils qui relient les personnages les uns aux autres, les époques les unes aux autres, les histoires les unes aux autres. Reine de Mémoire promet d’être une saga tout aussi riche et complexe que le fut Tyranaël. Et Vonarburg relève un défi de taille en choisissant la Terre comme point d’ancrage à une uchronie/fantasy qui tente de pallier à certains déséquilibres de notre monde.
Rita PAINCHAUD