Élisabeth Vonarburg, Reine de mémoire 2 – Le Dragon de feu (Fy)
Élisabeth Vonarburg
Reine de mémoire 2. Le Dragon de feu
Lévis, Alire (Romans 090), 2005, 625 p.
Le deuxième volet de Reine de Mémoire, Le Dragon de feu, nous amène en Orient, dans le pays interdit des Dragons. Nous sommes à la fin du XVIe siècle, époque à laquelle vécut Gilles Garance, l’ancêtre de Jiliane. On se souviendra du parcours de ce talenté, dans le premier tome, et de sa spectaculaire excommunication. Dans Le Dragon de feu, Gilles se joint à l’équipage d’un célèbre explorateur. Mais lui seul réussit à pénétrer en Mynmari, lieu d’origine de la grand-mère de Jiliane. Au XVIe siècle, cette terre, protégée par une puissante magie, n’apparaît sur aucune carte géographique. La découverte de la culture mynmaï nous permettra de mieux cerner la nature des liens qui existent entre Grand-mère, Jiliane, Nadine et Félicien, de même que la nature du fil d’or qui relie les trois enfants Garance entre eux. L’Ancêtre Gilles sera appelé à jouer un rôle de premier plan dans la transformation/bouleversement de ce monde. Un monde où les êtres d’essence divine se mêlent aux mortels, où la magie et ses pratiques remontent au temps des origines, où les créatures magiques que sont les Natéhsin se réincarnent périodiquement (passages vraiment magnifiques, empreints de poésie).
Vonarburg fait avancer ses deux récits en alternance : les XVIe et XVIIIe siècles se superposent, s’interpénètrent grâce aux rêves de Jiliane, s’éclairant mutuellement. Rappelons que les jumeaux Pierrino et Senso, et leur sœur Jiliane née trois ans plus tard à la même date, évoluent au XVIIIe siècle. Vonarburg s’attache surtout aux deux jeunes garçons tout au long de leur adolescence. Nous voyons se développer leur identité respective et leur pensée critique en lien avec l’Encyclopédie (le grand-père, au cœur du projet, réunit chez lui l’intelligentsia de l’époque) ; et nous les voyons vivre leurs premières expériences amoureuses. Au fil des ans, Senso et Pierrino s’affirment dans leurs différences (orientation sexuelle, goûts, comportements). Le roman se termine alors qu’ils entrent dans la vie adulte et qu’une révélation d’importance leur est faite sur leurs origines du côté paternel. En fait, hormis la finale qui tient en haleine, peu de rebondissements dans le cours de leur histoire… La réflexion et le questionnement dominent. Nombreux sont les échanges autour du projet de l’Encyclopédie, de la théorie du magnétisme ou de l’Édit du silence qui censure toute allusion à l’Émorie et à l’ambercite dont le commerce fut autrefois lucratif… Le respect des règles et de la hiérarchie est fortement implanté dans la société géminite. Il n’est guère facile de remettre en question ce que le temps a fini par instituer en vérité : « La tradition constitue elle-même un sortilège bien puissant, même s’il opère sans magie… » Cette partie du Dragon de feu met donc l’accent sur la dimension rationnelle de l’être humain (comprendre et expliquer le monde). Ne s’agit-il pas, après tout, d’une version modifiée de l’époque des Lumières…
Le Dragon de feu tient aussi du roman d’apprentissage : tant les enfants Garance que leur ancêtre détalenté cherchent des réponses à leurs questions, cheminent auprès de compagnons ou de conseillers, que ce soit sur le plan intellectuel ou spirituel. À l’instar de La Maison d’Oubli, l’œuvre est ici portée par un même grand désir d’harmonisation entre les êtres. La Mynmari apparaît en ce sens idéalisée (monde clos où tout semble en équilibre). Gilles est initié à la culture mynmaï par Xhélin, à des croyances nouvelles fondées sur la part sensitive de l’être. Il doit réinventer son rapport au monde et revoir la compréhension qu’il a de la substance divine et des pratiques qui y sont liées. Les passages les plus intéressants mettent en scène les Natéhsin lors du grand Festival. Elles sont la magie, dira Xhélin. Le Ghât’sin avait bien tenté d’expliquer à Gilles la nature de ces créatures, sans grand succès. C’est que ses propos restaient lacunaires, au grand dam du lecteur… Mais il faut aussi admettre que la philosophie mynmaï ne peut se comprendre. Il faut la vivre.
Même si rien n’est donné dans ce roman – car la lecture demeure assez exigeante – tout prend peu à peu son sens. Il est vrai que la culture des Mynmaï est complexe, les concepts, difficiles à saisir : autre conception du monde, autre mode de pensée, autre langage. Intraduisible. Le décodage reste donc ardu (tchènzin, hétyund, tihyund, Hyundzièn, Hyundchèn, Hyundduxhu, yuntchin, etc.). Un glossaire aurait été utile, du moins aurait-il été apprécié… Et puis il est dommage que nous ayons à rebrousser chemin pour retracer certains éléments essentiels à la compréhension de l’ensemble (sur les Natéhsin, les Ghât’sin, les triades, les rituels, l’histoire des Mynmaï, etc.).
Bref, si la magie et la religion du monde géminite étaient au cœur de La Maison d’Oubli, la magie mynmaï (très proche du merveilleux) et le rationalisme critique caractérisent Le Dragon de feu. Qu’en sera-t-il du troisième tome ? Peut-être nous projettera-t-il du côté de l’Atlandie, le pendant des Amériques… Chose certaine, nous aurons enfin la clé des rêves rouges de Jiliane et de son silence…
Rita PAINCHAUD