Élisabeth Vonarburg, Reine de mémoire 3 – Le Dragon fou (Fy)
Élisabeth Vonarburg
Reine de Mémoire 3. Le Dragon fou
Lévis, Alire (Romans 095), 2006, 561 p.
Le Dragon fou, troisième et avant-dernier volet de la saga Reine de Mémoire, s’articule principalement autour de Gilles Garance et de l’ambercite, cette mystérieuse matière énergétique à l’origine de la notoriété et de la richesse des Garance, et dont la fabrication et le commerce furent frappés d’interdit. En quoi consiste ce minerai si précieux issu du pays des Dragons ? Quelles en sont les propriétés ? Comment la Mynmari en est-elle venue à développer des échanges commerciaux avec la France ? Et quel rôle Gilles Garance a-t-il joué à cet effet ? Le Dragon fou couvre un siècle de l’histoire de la Mynmari (de la fin du XVIe à la fin du XVIIe). Si bien que nous nous rapprochons des aventures que vivent Pierrino et Senso dans la société française de la fin du XVIIIe siècle, aventures qui se déroulent ici sur moins d’une année. Voilà qui laisse poindre des perspectives intéressantes… Mais ne brûlons pas les étapes.
Depuis le passage de Gilles dans la Chambre des Dragons, lieu sacré où les créatures magiques des Natéhsin se réincarnent périodiquement, le monde mynmaï ne cesse de se transformer. Gilles a été remis au monde lors de cette expérience extraordinaire au sein des substances primordiales : il est désormais le Fils du Dragon. Son désir de comprendre (une curiosité intellectuelle qui sera toujours aussi vive, deux siècles plus tard, chez Senso et Pierrino) et son désir de dépassement l’amènent à des expérimentations évoquant les alchimistes de notre Moyen Âge. Mais Gilles réussira là où nos alchimistes ont échoué. C’est qu’il fallait savoir opérer avec le flux énergétique (magie), conjuguer avec le visible et l’invisible, le palpable et l’impalpable. Tel qu’annoncé par la prophétie, Gilles arrive donc à fusionner les substances primordiales, ce qui conduit à l’ouverture de la Mynmari. Pour le meilleur et pour le pire. Nous sommes en 1578. Gilles est un être unique : les deux magies se sont métissées en lui et lui confèrent des pouvoirs accrus. Il est l’héritier de deux cultures, le passeur qui permettra au monde de la Mynmari et de la France de passer une autre étape de leur histoire.
Ainsi, les mages géminites finissent par débarquer en terre mynmaï, obligeant le talenté à élaborer des stratégies de camouflage complexes impliquant son entourage immédiat. Car le secret de l’ambercite il faut préserver. Mais Gilles circule avec aisance dans l’espace-temps et réussit à manipuler la psyché des mages jusqu’à faire croire à des réalités inexistantes. Les simulacres sont d’une ampleur inimaginable. Faut-il s’en étonner, Le Dragon fou multiplie les dédoublements (personnages gigognes, espaces gigognes), les parallèles et croisements à travers les époques, les jeux de cache-cache entre la réalité et l’illusion. C’est à la fois fascinant… et vertigineux…
Le roman met en scène un nouveau personnage d’importance : l’enfant de Gilles, né de son union avec une créature magique (Kurun) dans la Chambre du Dragon. Ouraïn ne ressemble à rien de connu. À la fois humaine et divine, l’enfant voyage naturellement d’une dimension à l’autre. Depuis sa naissance, cinq chats se sont glissés dans le domaine pour ne plus le quitter : ce sont les enfants du Dragon de Feu et du Dragon de la Montagne. Entourée des trois Natéhsin (Kurun, Nandéh et Feï), Ouraïn vieillit lentement, très lentement. Le temps ne l’affecte pas de la même façon : de par sa nature, Ouraïn vit en partie dans l’intemporel. Ses fréquentes « absences » (sorte de transes au cours desquelles elle se diffuse dans la substance divine) le confirment. Cette enfant apporte fraîcheur et poésie au roman. Le regard qu’elle pose sur le monde est pur et sans malice. Le passage de sa rencontre avec le Dragon de la Montagne est un des plus beaux moments du livre (nous accédons au merveilleux)… Et puis, l’enfant nous fait voir en Gilles un père aimant et affectueux, un homme adouci par l’amour.
Parallèlement à ce récit lié à la découverte et à l’exploitation de l’ambercite, Vonarburg fait cheminer Pierrino et Senso sur les routes de France. On se souviendra que la correspondance de la grand-mère d’Olducey avait donné lieu à des révélations étonnantes. Les jumeaux poursuivent ici leur enquête, cherchant à comprendre les circonstances entourant la mort tragique de leurs parents. Certains éléments de nouveauté incitent à se questionner sur le rôle du grand-père. Puis, la disparition de Jiliane – fugue ou enlèvement ? – relance l’intrigue. Les jumeaux choisissent alors de se séparer pour multiplier les chances de retrouver leur sœur.
Le suspense est assez bien maintenu dans ce troisième volet. Les intrigues se corsent, les personnages s’étoffent. Mais la complexité de l’univers mynmaï est telle que même le lecteur le plus attentif ne peut réussir à intégrer toutes les données qui parsèment l’œuvre (par chance qu’il y a le glossaire). Les explications abondent, dans les échanges, les descriptions, les réflexions, etc. Tout devient prétexte à glisser des éléments devant favoriser notre compréhension. C’est sans répit qu’il faut décoder, relier, dater, si bien que le plaisir tout simple de la lecture s’en trouve atténué. Sans compter que les mois qui séparent la parution de chaque tome exigent du lecteur une mémoire phénoménale…
Bref, plus on progresse, plus on réalise à quel point le projet de cette uchronie-fantasy est ambitieux. Reine de mémoire dessine une immense géographie de l’âme et du monde. Exigeante est l’œuvre. Mais magnifique et brillante est la démarche qui soustend l’ensemble. Vonarburg explore des aspects de la réalité qui échappent à l’esprit de notre temps. Le dernier tome, prévu pour l’automne, livrera vraisemblablement le chaînon historique manquant (le XVIIIe siècle) et permettra d’élucider le mystère initial de la fenêtre-en-trop et des rêves de Jiliane, sans doute liés à sa disparition et à la mort mystérieuse des deux Agnès.
Rita PAINCHAUD