Esther Rochon, L’Aigle des profondeurs (Hy)
Esther Rochon
L’Aigle des profondeurs
Lévis, Alire, 2002, 307 p.
L’évolution de l’histoire de la SF au Québec a permis une expérience assez peu courante dans la littérature dite populaire : la réédition de textes – et quand je dis réédition, je veux dire « réécriture ». Cela arrive assez souvent pour des nouvelles : publiées en revues, elles sont rassemblées en recueil et connaissent alors une ultime révision, qui peut être mineure ou majeure. Mais c’est plus rare pour des romans, je crois. Or l’existence des éditions Alire, depuis sept ans, a permis non seulement de remettre sur les tablettes les textes qui ont jalonné l’histoire de la SFQ (Champetier, Meynard, Sernine, Rochon, moi-même), mais aussi de donner à leurs auteurs, s’ils le désiraient, l’occasion de revenir sur ces textes, de les mettre à jour en les remettant au jour – avec tout ce que cela implique de réflexion sur leur écriture. C’est d’autant plus le cas lorsque cette réécriture touche une œuvre matricielle, à plus de trente ans d’intervalle, comme c’est le cas du présent roman, situé dans l’univers de Vrénalik, et dont la version originelle, En Hommage aux araignées, est parue en 1974, première publication professionnelle de son auteure. Rochon adolescente avait créé l’univers de Vrénalik. Rochon pleinement adulte y est revenue une dernière fois pour le relire en le reliant à celui des Chroniques infernales auquel il est désormais intégré : le retour n’en est que plus signifiant.
Entendons-nous bien : ce roman se lit tel quel, et il n’est absolument pas besoin d’avoir lu quoi que ce soit d’autre de Rochon pour apprécier le serré de sa trame, la profondeur et la vérité de ses personnages et de leur quête spirituelle, et la splendeur de son écriture. De tous les textes que j’ai lus de Rochon, c’est celui que je trouve le plus beau et le plus achevé, sur tous les plans (et compte tenu de mon admiration pour l’ensemble de l’œuvre rochonnienne, ce n’est pas peu dire !). Mais il est bien évident aussi que les résonances multiples de ce roman et ses plaisirs de lecture sont décuplés pour qui a suivi la trajectoire de l’auteure – ce peut-être le cas pour n’importe quelle œuvre, bien entendu : on peut considérer l’ensemble des textes comme un ur-texte ou, si on préfère, un sur-texte, dont toutes les parties se répondent. Cependant, dans le cas d’une création/recréation comme celle à laquelle s’est livrée Rochon dans les dix dernières années, les effets de rétroaction et de diffusion des textes les uns dans les autres suscitent une lecture d’une intensité rare, je dirais même un ébranlement spirituel. L’auteure en est consciente au reste, dans sa persona d’Anar Vranengal :
Je détiens [le pouvoir] des sorciers de Vrénalik, fondé sur des affinités et des correspondances. Nul besoin de savoir à qui je m’adresse ni comment le message passe : les mots deviennent des échos, des cavernes se succédant jusqu’à d’autres mondes, dont ils toucheront la conscience un jour, peut-être, après ma disparition. […] Ma volonté s’abolit. Seul demeure l’assemblage des mots, adaptable et résistant au temps. (p. 10)
Ou encore, (p. 49-50), après une réflexion sur la fin horrible de Fékril, l’ancien chef des Asvens :
Je suis sorcière : j’existe à plusieurs niveaux en même temps. Mon texte possède plusieurs sens qui coexistent. Je me meus dans la pluralité des sens. C’est mon métier. Il se nourrit d’obstacles.
Mais je laisserai à des chercheurs patentés le soin et le plaisir d’étudier en parallèle les œuvres princeps et leurs réincarnations. Je me suis contentée de relire L’Étranger sous la ville (Éd. Paulines, 1986, seconde version de En Hommage aux araignées dont je n’ai pu retrouver mon exemplaire !) et de constater que, si les 121 pages de ce dernier sont devenues les 307 pages plus serrées de l’édition Alire, l’intrigue en est la même – excepté une demi-douzaine d’ajouts qui établissent des liens avec les quatre autres romans de Vrénalik presque sans modifier le dessin général de celui-ci, par exemple l’histoire d’Iskiad, Mathilde Arkandannat et leur fille Chann, qu’on retrouve dans L’Épuisement du soleil entre autres, ou des détails sur la famille d’Ivendra qui établissent des liens avec la porte verte des mondes infernaux. Ce qui s’est ajouté au dessin initialement achevé… c’est le dessein, le mouvement de l’écriture, que d’aucuns considèrent comme superflu dans les littératures dites populaires – le superflu, c’est-à-dire l’essentiel : la mise en perspective, le regard, la place laissée aux personnages en dehors de l’action, et ici en particulier à l’héroïne-narratrice.
Cette héroïne est toujours la « jeune fille Anar Vranengal » (elle a douze ans lorsque se déroule l’histoire) sur laquelle la jeune femme Anar Vranengal se retourne avec un regard à la fois pensif, lucide et amusé : ses apprentissages avec le sorcier Ivendra, Oumral la régente des Asvens, ou Strénid leur futur chef ; sa passion qui n’a rien d’enfantin pour Jouskilliant Green, l’étranger venu du Sud chez les Asvens et qui, après avoir en vain essayé de les sortir du fatalisme où les a jetés la malédiction de leur dieu Haztlèn, est allé vivre dans les cavernes sous la ville de Frulken. Et comment cette passion la pousse à prendre contact avec lui pour l’en faire sortir – et le perdre presque aussitôt, puisqu’il retourne chez lui.
Le portrait collectif que le récit trace des Asvens est toujours sans excessive pitié – le trait est plus acéré encore, de fait, et l’on ne manquera pas d’établir des parallèles avec la situation du Québec depuis trente ans, mais heureusement la fiction de Rochon ne se prête pas à ce genre de réductionnisme facile. À la fin du récit, rien n’a changé : les Asvens sont même encore plus profondément enfoncés dans leur déréliction, leur manque de confiance en soi, leur « adolescence », car Iskiad, le seul Asven à avoir réussi à quitter l’Archipel depuis quatre siècles, s’est suicidé sur le bateau qui l’emportait vers sa femme et sa fille. Et pourtant, comme le sorcier Ivendra parti à la recherche de la statue d’Haztlèn en attendant un autre étranger qui viendra l’aider à lever la malédiction, Anar Vranengal conclut : « Tout ira bien maintenant. » Et nous la croyons. Non pas parce que nous avons lu les autres livres de la « série », mais parce que toute l’architecture de ce roman en est une d’initiation, le dévoilement progressif d’une vérité à la fois terrible et simple qui permet la lumière et l’espoir – et l’essor de « l’aigle des profondeurs » qui n’est pas seulement Jouskilliant Green : « Nous sommes morts », confie Ivendra à Anar Vranengal, « Nous n’avons rien à attendre. Nous n’avons rien à prouver. (p. 201) » Et plus tard Anar Vranengal complétera : « Je n’avais rien à perdre. »
Ivendra parle ici des sorciers – et il précise un peu plus loin (p. 202) : « Mort aux réactions exagérées. Mort aux divertissements. Mort aux liens qui étouffent. Mort au marchandage. On pourrait dire vivant, ça reviendrait au même. Mais ce serait démagogique. Trop facile à simplifier, à transformer. » Mais il est bien évident que les sorciers de Vrénalik fonctionnent comme une métaphore de l’être humain pleinement éveillé – on peut se rappeler ici l’importance du bouddhisme dans la pensée de l’auteure. Ils fonctionnent d’ailleurs aussi comme une métaphore de l’écrivain – ou du moins toutes ces métaphores glissent-elles en équivalences les unes dans les autres tout au long du texte, qui s’ouvre et se ferme sur un écrit : l’introduction d’Anar Vranengal à son récit puis le livre écrit par Jouskilliant Green sur l’Archipel (dont elle précise qu’il s’inscrit dans le registre « d’une sous-culture littéraire », une référence assez claire !). C’est de ces textes que viendra peut-être non pas un « salut », mais, plus authentique, un mouvement. Des écrits parsèment d’ailleurs tout le texte, que ce soient les livres de magie, legs de générations de sorciers, lus avec amour et respect par Anar Vranengal dans l’ancien temple, moins pour la sagesse que pour l’appartenance à une lignée spirituelle, les messages qu’elle échange pendant plusieurs jours avec Jouskilliant Green au fond de son puits (ils ne se parlent pas), ou les livres (souvent les mêmes qu’au temple, mais en meilleur état) de la bibliothèque souterraine de celui-ci dont il fait don, avec les cavernes elles-mêmes, à Anar Vranengal qui l’y remplacera. On pourra trouver peut-être des échos d’autres lectures dans certains passages descriptifs ici et là, aux accents du Chateaubriand de René ou du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, comme la visite à une ancienne ville :
Que d’édifices étranges, suspendus au-dessus des eaux ; que de poutres rousses, émergeant d’en dessous ! Les rives nous enserraient. Parfois, aux lieux les plus étroits se dressaient des ponts immenses, à demi écroulés. Nous passions sous des arches plus hautes que des maisons. […] C’était le cœur de Vrénalik, le centre de l’Archipel. Pierres et pins noirs, se reflétant dans l’eau, ne regardaient qu’eux-mêmes ; furtifs mais graves à leur image, notre voile à peine tendue par un vent discret, nous voguions au-dessus des caravelles submergées et des cargaisons englouties ; le soir, d’une voix feutrée, nous parlions du passé de Vrénalik et de sa mort à venir. (p. 62)
Mais ce qui est le plus fascinant pour moi, c’est que ce passage et bien d’autres de L’Étranger sous la ville se retrouvent tels quels dans L’Aigle des profondeurs, passés intacts de réécriture en réécriture depuis En Hommage aux araignées : l’achèvement était déjà présent au début – le soleil déjà épuisé, pourrait-on dire. Ce qui s’y est ajouté, c’est une plus grande précision réflexive de la trajectoire d’Anar Vranengal autour et au-delà de Jouskilliant Green, et comment déjà détentrice à douze ans de ses pouvoirs de sorcière – ou du moins de son regard de sorcière sur le monde –, elle n’a fait somme toute qu’en prendre davantage conscience avec le passage du temps : un travail de maturation dont l’œuvre même de Rochon, dans ses retours, s’est faite miroir, et en particulier ce roman-ci.
L’enfance et l’adolescence ne sont pas ce qu’on veut nous faire croire : les vérités qu’on y découvre sont parfois les plus solides, les plus durables, et tout le travail de l’âge soi-disant mûr consiste à les réaliser – les concrétiser et les comprendre – surtout quand on est sorcière, c’est-à-dire écrivaine. Une autre boucle de la spirale se dessine alors, qui permet d’accéder « au centre du monde, où il n’y a plus de différence entre la quête et le but, entre la flèche qui vole et la cible, en un lieu presque violent à force de tendresse, où les paradoxes explosent en feux d’artifices vécus. (p. 76) »
Élisabeth VONARBURG