Marc Angenot, D’où venons-nous?
Marc Angenot
D’où venons-nous ? Où allons-nous ? La décomposition de l’idée de progrès
Montréal, Trait d’union (Spirale), 2001, 176 p.
Aux grandes questions métaphysiques qui constituent en partie le sous-titre du livre de Marc Angenot, « Qui sommes nous, d’où venons-nous, où allons-nous », Francis Blanche, humoriste français pataphysicien de ma jeunesse, répondait benoîtement : « Je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne. » Mais soyons sérieux, le sujet s’y prête. Ma participation à une émission télévisée sur l’Utopie, dans la série Chasseurs d’idées, l’automne dernier, m’a valu de lire cet ouvrage – ce que je ne regrette pas, malgré ses constats sévères et quelque peu déprimants. Il s’agit d’une étude étonnante de densité pour sa petite taille sur l’idée de progrès, ses origines, son succès et ce que l’auteur considère – à juste titre – comme sa défaite actuelle. Il salue avec une satisfaction retenue cette défaite d’une idéologie dont nous avons tous vu les excès et les monstres qu’elle a produits – et continue de produire, car c’est une morte-vivante particulièrement tenace, malgré ce qu’Angenot veut bien croire. Mais quelque chose s’est évanoui, dit-il avec raison, à la fin du XXe siècle en Occident : la possibilité de se représenter collectivement un monde différent de celui où nous vivons et évidemment meilleur. Effondrement des utopies politiques nées avec l’âge classique grec et qui s’étaient métamorphosées au XIXe siècle en programmes d’avenir et en prévisions « scientifiques ». La démonstration d’Angenot est irréfutable – nous avons vécu la fin d’une époque avec l’effondrement du communisme (et l’accumulation des titres des textes cités sur ce point, en particulier les constats catastrophistes des Penseurs Français, n’est pas sans produire un certain effet comique…). On peut objecter néanmoins, je l’ai fait, que d’autres projets de sociétés, moins mégalo-totalitaires que ceux des Philosophes, des Politiques et des Savants fous, et par là plus vivables, se font jour partout : chez les femmes, les écologistes, les marginaux, les exclus… L’auteur en convient lui-même – il ne souscrit point à la théorie de « la fin de l’Histoire », et m’a volontiers accordé que la fin d’une forme d’utopie ne signifie nullement la fin de la pensée utopique, c’est-à-dire de la pulsion humaine à (s’)imaginer ailleurs et autrement, « […] incapacité des humains à vivre sans se concevoir autres qu’ils ne sont » (Jules de Gaultier) qui n’est pas forcément négative. Il a écrit un essai, dit-il en terminant : « C’est un genre qui laisse place à la subjectivité ; j’ai le droit de m’y livrer à des conjectures – d’autant qu’elles ne débouchent ni sur une solution ni sur des certitudes, mais sur une fondamentale perplexité. » Comment vivre, se demande-t-il, dans une société « désenchantée » et porter sur le monde et autrui le « regard sobre » dont parlait le jeune Marx ? La conclusion d’Angenot est plutôt sombre : « d’autres mythes et chimères » viendront, dit-il – pour le regretter. Mais Angenot est un essayiste, et un théoricien. En tant qu’écrivaine et poète, je ne peux pour ma part souscrire à sa conclusion. Le mythe n’est pas nécessairement aliénant : nous le créons et il nous crée, dans un incessant mouvement de navette ; c’est ainsi, depuis toujours, que l’humanité a tissé sa toile, sa voile, pour voguer dans l’univers. On a bien le droit de rêver sous les étoiles, tant qu’on n’est pas dupe de ses rêves et qu’on est capable d’en accepter la décomposition comme de la… biodégradabilité.
Élisabeth VONARBURG