Sylvie Bérard, Terre des Autres (SF)
Sylvie Bérard
Terre des Autres
Lévis, Alire (Romans 082), 2004, 399 p.
J’étais tombée sous le charme de la nouvelle « La Guerre sans temps », publiée dans Solaris 143. Cette longue nouvelle – qui forme un chapitre de Terre des Autres – a valu à l’auteure de remporter en 2002 le prix Boréal de la meilleure nouvelle et, en 2003, le prix Aurora de la meilleure nouvelle de science-fiction canadienne francophone. Je me suis donc empressée de renouer avec le fascinant univers de Sylvie Bérard avec ce récit qui m’a procuré ravissement et bonheur.
Le roman est constitué de cinq récits regroupés autour de la rencontre de deux races intelligentes, les humains et les darztls, et le choc extrême des cultures. Lorsqu’un vaisseau-mère se pose en catastrophe sur la planète Sielth, les darztls, race de gros lézards, accueillent cordialement les humains et l’entraide entre les deux espèces est de rigueur. Mais peu à peu le climat de bonne entente se brouille car les humains envahissent tout, occupent le territoire du Remldarztl et agissent en nation conquérante. Les darztls coupent tout lien avec les humains ; leur hospitalité a des limites !
Les cinq récits échelonnés sur une période de cent ans marsiens s’enchaînent et s’entrelacent avec souplesse et l’on retrouve certains personnages d’une histoire à l’autre. L’ensemble des récits forme un commencement, un milieu et une fin, soit le début des hostilités entre humains et darztls, la mise en chantier et l’expérimentation de trois projets scientifiques – Alpha : élever des petits darztls en êtres humains ; Beta : transformer des humains grâce à un traitement génique et des chirurgies en authentiques darztls ; Gamma : implanter le cerveau d’un humain dans le corps d’un darztl –, la fondation d’une colonie hybride où darztls et humains cohabitent pacifiquement, la défaite de la colonie humaine attaquée par les darztls, et la lutte de pouvoir qui débouche sur la chasse, l’esclavage, l’assimilation et l’extermination.
Chaque récit s’articule autour de personnages humains et darztliens qui aiment, souffrent, réfléchissent, luttent, se révoltent, se soumettent, espèrent et désespèrent. Leur démarche se caractérise par la recherche d’un sens à la vie, à leur vie. La vie est lutte, la vie est soumission, la vie est souffrance, la vie est déchéance, la vie est révolte. Le troisième récit, intitulé « Le Pire des deux mondes », est la quintessence de la monstruosité. L’humain Skllpt, élevé avec les darztls, perd tous ses privilèges lorsque son protecteur darztlien décède. Il est envoyé comme esclave dans les mines où ses semblables travaillent dans des conditions exécrables afin d’extraire le métal nécessaire à la fabrication d’armes. Sylvie Bérard donne à lire un personnage obligé de rebâtir tous ses référents sociaux. Skllpt est envoyé chez les esclaves alors qu’il se sent plus près des bourreaux, c’est un étranger parmi les deux clans, un castrat, un demi-humain et un demi-mâle, handicapé à la fois physiquement et affectivement. L’auteure dévoile dans ce récit la multidimentionnalité du monstre et le jeu pluriel de la monstruosité. On est incapable de désigner et de nommer le véritable monstre mais l’auteure nous montre l’absurdité monstrueuse des fondements de l’autorité darztlienne et humaine. Habités par ce même besoin éclatant de reconnaissance et d’approbation, darztls et humains cachent leur propre monstruosité.
L’intrigue du roman est percutante car Sylvie Bérard montre bien les rouages d’une monstruosité qui découle des relations entre deux espèces qui ont terriblement envie de se comprendre et d’apprivoiser l’Autre. Elle a bien décodé les impostures et les contradictions à la surface des échanges entre darztls et humains. On trouve une pluralité de personnages en interaction, en conflit, en complicité voulue ou non voulue. La conduite de chacun est porteuse d’ambivalence. Sans complaisance, Sylvie Bérard traite le conflit entre la part d’humanité et de bestialité en l’homme en saisissant par le geste l’instinct de communion entre une certaine primitivité et une impulsion contenues en l’humain. L’homme affirme sa déshumanisation par des actes de brutalité et de violence alors que la lutte douloureuse à laquelle se livrent les darztls est d’une intensité beaucoup plus sourde et s’exprime de l’intérieur. Mais aussi, avec une sensibilité à fleur de peau, l’auteure signale que les agissements barbares des gros lézards procèdent de l’exaspération devant leurs ennemis et d’une volonté instinctive de se protéger tandis que la cruauté des hommes s’affirme comme un désenchantement de leur part imprescriptible d’humanité. Les personnages ouvrent l’éventail de possibles d’une monstruosité polymorphe, polysémique avec ses ambiguïtés, ses contradictions, ses distorsions.
Saisir le riche univers métaphorique de la monstruosité dans Terre des Autres, c’est prendre conscience que les deux espèces se battent et s’affrontent au nom d’un idéal inaccessible, parfois pervers, en deçà de toute considération morale ou de débat idéologico-politique. Le récit permet de reconnaître à la fois les limites et les échecs des projets Alpha, Beta et Gamma et surtout de constater l’incontournable récurrence des démesures et des horreurs dans l’histoire d’hier et d’aujourd’hui. Sylvie Bérard montre avec une rare intensité le clivage social, culturel et linguistique qui existe entre les hommes et les darztls capables des pires atrocités les uns envers les autres mais également entre eux. Elle complexifie le questionnement à propos des notions de bien et de mal, du vrai et du faux, de l’ordre et du chaos, du libre arbitre et du non-libre.
Histoire puissante et émouvante, Terre des Autres nous amène à s’interroger sur la vaste pluralité des formes d’horreur et des acteurs de la monstruosité. L’œuvre instaure une dynamique du doute et de l’incertitude comme déclencheurs de riches questionnements chez le lecteur. Pour ceux et celles qui cherchent à vivre une expérience émotive et intellectuelle, le roman de Sylvie Bérard est le livre idéal.
Estelle GIRARD